Dans les décennies 1960-1970, Pierre et Jeannine Consten s’immergent dans la scène artistique parisienne pour constituer un ensemble à leur image, aussi bien marqué par l’art d’après-guerre que par les grands styles français.
Les établissements Consten se font un nom à la fin des années 1950 dans le paysage de l’industrie française en assurant la représentation du géant allemand de l’électronique Grundig. Ce que l’on sait moins, c’est que le clan familial était composé de quelques fortes personnalités ayant, à leur manière, marqué leur domaine respectif. Outre le copilote et journaliste à L’Auto-Journal Jean Hébert, il y avait son cousin, le célèbre pilote Bernard Consten, premier champion de France des rallyes et cinq fois vainqueur du Tour de France automobile, entre autres palmarès. Ce dernier était le frère de Pierre Consten, pharmacien à la tête d’une grande officine dans l’ouest parisien. Avec son épouse Jeannine, l’apothicaire fréquente très tôt le milieu artistique et littéraire de la capitale. Ils y croisent les grands galeristes du moment, mais aussi Louis Aragon, Jean Carzou et l’un des tandems les plus célèbres de l’art d’après-guerre, Árpád Szenes et Maria Helena Vieira da Silva. À eux deux, le couple d’amateurs éclairés constitue, dans ces décennies 1960-1970, un ensemble d’une grande exigence, visant le meilleur dans chaque catégorie : éditions originales aux reliures soignées, tentures des Gobelins, mobilier de grands ébénistes, ensemble de jades et d’artefacts chinois, sans oublier le grand maître du XXe siècle et des avant-gardes, Pablo Picasso. Pierre et Jeannine Consten formaient un couple d’esthètes érudits dont la colossale bibliothèque fera l’objet d’une vente dédiée jeudi 15 juin prochain, en salle 11 à Drouot.
Grammaire avant-gardiste
En cette seconde moitié de XXe siècle, alors que les femmes artistes peinent encore à trouver leur place dans les grandes collections dans un contexte artistique marqué par les figures masculines dominantes, notamment celles de l’abstraction américaine, le couple Consten n’hésite pas à faire le pari féminin. La première évolue sur la scène figurative : Marie Laurencin signe là cinq œuvres, dont les estimations s’échelonnent de 300 à 35 000 €, cette dernière pour l’une des pièces phares de la vente, Musique, un portrait de femme à l’huile emblématique de son style. La seconde domine l’abstraction d’après-guerre : la peintre d’origine portugaise Maria Helena Vieira da Silva est, avec son mari le Hongrois Árpád Szenes, proche du couple Consten, qui acquiert au moins cinq pièces magistrales, à commencer par Chaque maison est une saison (120 000/150 000 €), reproduit en couverture de la Gazette n° 17. Élève de Bourdelle et de Léger à l’académie de la Grande Chaumière, proche de Roger Bissière, Vieira da Silva développe dans ses paysages abstraits un langage claustrophobique, entre dislocation et absorption de l’espace. Le motif récurrent du damier – associé dans Ville blanche (70 000/90 000 €) à une perspective accélérée vers un lointain point de fuite – crée cette impression de labyrinthe terrifiant, qui faisait dire à l’artiste qu’elle était « la peintre de l’incertitude ». Les lignes s’entrechoquent, tissant plusieurs ramifications d’une architectonique du vide, un travail sur l’ossature spatiale lié tout autant à ses premières amours, à l’urbanisme et l’anatomie. Elle forme avec Árpád Szenes (1897-1985), qu’elle épouse en 1930, un duo d’artistes à l’influence réciproque. Vieira da Silva est, quarante ans durant, une inépuisable source d’inspiration pour Szenes, le dernier portrait qu’il exécute de son épouse datant de 1975. Elle qui connaît un succès bien plus important que son époux devient un sujet majeur dans ses œuvres, souvent représentée songeuse ou absorbée par son travail, ainsi dans Maria Vieira da Silva à son chevalet, une petite huile sur toile de 1942 (34 x 24 cm, 1 500/2 000 €). Les touches de couleurs de cette composition aux lignes simplifiées rappellent la polychromie éclatée des broderies hongroises. Ce représentant de la nouvelle école de Paris expliquait, au sujet de son travail : « Comme les cubistes, je tournais autour de l’objet et je changeais constamment de points de vue. Je simplifiais aussi. L’objet devenait signe. » Il n’est pas le seul héritier de Picasso dans cet ensemble.
Influence picassienne
Árpád Szenes reste, à sa façon, fidèle au jeu de décomposition et de recomposition par plans, un héritage du cubisme cézannien que l’on retrouve aussi dans Mougins 1944 de Jacques Villon (25 000/35 000 €), ou encore dans La Lampe de Jean Bazaine, datée 1943 (2 000/3 000 €). Ces deux huiles sur toile forment avec La Veilleuse de Manessier une remarquable triade, repérée par l’œil averti des Consten, dans tout ce qu’ils synthétisent de la grammaire picturale cubisto-fauviste. On pense bien évidemment aussi à Pablo Picasso, présent avec les planches 65 et 68 de la suite Vollard, une commande de 1930. Dans son Sculpteur et modèle debout (2 500/3 000 €), mais aussi dans Le Repos du sculpteur (2 000/3 000 €), on repère déjà les prémices du geste néoclassique à venir dans Le Peintre (1,5/2 M€). Picasso a représenté l’atelier, l’artiste et le modèle dans de nombreuses itérations, se concentrant sur le moment divin de l’inspiration avant de se figurer lui-même en tant que peintre, pinceau et palette à la main, dans une série emblématique des années 1960, autour de la figure du gentilhomme du Siècle d’or. Ce personnage sorti tout droit d’un roman de cape et d’épée est venu à Picasso alors qu’il s’intéressait à Rembrandt, mais aussi aux romans de Dumas qui accompagnaient sa convalescence à l’automne 1965. Ces influences se rejoignent dans cette huile de 1967, année où le Malaguène revient à ce médium. La simplification plastique est maximale, l’artiste lui-même rapportant alors qu’« en ce moment, sur mes toiles, j’en fais de moins en moins »… Habité par un sentiment d’urgence et une fragilité nouvelle, Picasso adopte un geste toujours plus rapide et enfantin, sorte de jeunesse retrouvée face à la maladie, au déclin et à la mort.
Versant classique
Un an après avoir été nommé, en 1663, à la tête de la Manufacture royale des Gobelins, Charles Le Brun dessine la tenture des Saisons. Il imagine pour les entrefenêtres des amours ailés et joufflus se livrant aux joies du jardinage. Ils rencontrent un tel succès, qu’il est décidé d’en faire une tenture indépendante, elle aussi déclinée sur le thème des saisons. Si au passage ils y perdent leurs ailes pour devenir de simples Enfants jardiniers, ils formeront une suite de huit pièces comprenant, notamment, « Le Printemps », « L’Été », « L’Automne » et « L’Hiver », complétés du « Grand Printemps » et du « Petit Automne ». La tenture connut pas moins de huit tissages consécutifs entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, adaptés aux desiderata des commanditaires et mis au goût du jour par d’autres artistes, au rang desquels Alexandre-François Desportes à qui l’on doit bien entendu un bestiaire aussi varié que charmant : il agrémente aimablement des pièces conservées au Mobilier national, au château de Pau, à celui de Saumur ou encore au musée de l’Ermitage, les deux premières tentures, inachevées à la mort de Colbert, ayant été achetées par Louis XIV et offertes à des ambassadeurs russes. Les Consten succombèrent également à leurs charmes, et l’on trouve ici trois pièces tissées vers 1720 aux Gobelins : un entrefenêtre de « L’Hiver » (8 000/12 000 €), « Le Printemps » (15 000/20 000 €) se déclinant dans une tapisserie à la composition aussi riche de détails que fraîche de coloris, « Le Grand Printemps » (15 000/20 000 €), réduit dans sa hauteur et long de cinq mètres, offrant un agencement plus classique. Nos collectionneurs avaient ingénieusement marié ces scènes vives, où les enfants jouent parmi les serres avec chiens, perroquets et faisans, à du mobilier Louis XIV, notamment une commode marquetée de fleurs de jasmin en ivoire (5 000/8 000 €). Datant du début du XVIIIe siècle, elle s’inspirerait du modèle attribué à Auburtin Gaudron, ébéniste du Garde-Meuble de la Couronne sous Louis XIV, mais aussi du décor marqueté des bureaux Mazarin attribués au fils de ce dernier, Renaud Gaudron, la composition du plateau reprenant d’ailleurs celle de son exemplaire vu chez Océane Enchères, au Havre, le 5 février 2022. Parmi les autres grandes signatures du XVIIIe siècle, citons encore celle du bronzier Jean-Joseph de Saint-Germain (1719-1791). Sa pendule à l’éléphant (15 000/20 000 €), au cadran signé Gallois, surmontée d’un angelot dans un décor rocaille, s’insère dans la série exotique du maître, pour laquelle il avait également travaillé le motif de la perruche et du rhinocéros. Le garde-meuble impérial avait acquis une horloge similaire en 1865 pour le château de Fontainebleau. Montée sur un éléphant enjoué, cette fantaisie répond à celle d’un petit lion bouddhique en turquoise (50/80 €), une des nombreuses pièces chinoises qui prolongent le voyage.