Illustrant les thèmes phares de l’artiste, une trentaine d’oeuvres retraceront sa carrière. Toutes proviennent de la collection de la collaboratrice de Maurice Garnier, Christine Poirot-Delpech.
De 1972 à 2002, Christine Poirot-Delpech (1933-2022) fut l’assistante et la collaboratrice de Maurice Garnier. Elle a côtoyé les artistes défendus par le marchand, tels Antoni Clavé, représenté dans cette vente par un Arlequin au poisson de 1954, prisé 15 000/25 000 €, et Jean Fautrier, dont Le Bouquet blanc, une toile de 1929, est annoncée à 40 000/70 000 €. Mais c’est bien autour de Bernard Buffet, artiste unique de la galerie à partir de 1977, qu’elle a composé au fur et à mesure des années sa collection, nouant une relation privilégiée avec Bernard et Annabel. Si certains des vingt-deux tableaux et sept lots de lithographies (qui seront complétés par la vacation Online only du 13 avril comptant environ 300 gravures et lithographies), accrochés jusqu’à son décès sur les murs de son appartement parisien, lui furent offerts par le peintre – qui laissait à l’occasion sa dédicace –, elle en acheta d’autres. «Autant de choix judicieux en faveur d’œuvres toutes de grande qualité», précise la commissaire-priseure Myrtille Dumonteil. Par ailleurs, cet ensemble très cohérent embrasse une large partie de la carrière de Bernard Buffet, balayant les années 1949 à 1990, ainsi que tous les grands thèmes de son œuvre. Il faut dire que Christine Poirot-Delpech avait un œil aiguisé depuis l’enfance, grâce à sa mère, la peintre Madeleine Kula, dite Luka (1894-1989), dont elle porta le nom jusqu’à son mariage. Issue d’une famille aisée et cultivée, elle connaissait bien le milieu artistique, où elle évoluait également en compagnie du journaliste, écrivain et académicien Bertrand Poirot-Delpech, dont elle fut la première épouse.
Des thèmes emblématiques
«Cette collection est très représentative de l’œuvre de Buffet, avec la présence aussi bien de ses grands thèmes que de tableaux moins connus, comme ses paysages atypiques des années 1974-1976, plus académiques et romantiques», précise la directrice de la galerie Maurice Garnier, Céline Lévy. Parmi ces derniers, notons la Vallée de Chevreuse, Chevreuse (70 000/100 000 €), ou Chéroy, la route de Paris, offert par le peintre à Christine pour les fêtes de fin d’année de 1976 (60 000/ 90 000 €). Dès 1949, l’artiste organise avec ses marchands – tout d’abord à la galerie Drouant-David puis David et Garnier à partir de 1956, et enfin chez Maurice Garnier seul, à partir de 1968 – des expositions annuelles thématiques. La première aborde la nature morte, comme en témoigne le dessin à la plume, lavis d’encre noire et aquarelle Nature morte aux oursins, daté de cette même année (10 000/15 000 €). Une œuvre monochrome typique de ses débuts. Cette sobriété lui valut alors d’être classé parmi les artistes «misérabilistes», bien que son travail ne relate finalement que son quotidien durant l’après-guerre, l’absence de couleur n’étant pas au départ un choix mais le résultat de la pénurie de pigments. Cher à l’artiste, ce sujet reviendra à de nombreuses reprises tout au long de sa vie, à l’image du Couvert, de 1955, prisé 40 000/70 000 €, et sera largement décliné. Pour preuve, ses bouquets de fleurs, dont le nombre pléthorique combla les collectionneurs mais gêna la critique, et dont témoignent Trois Fleurs de 1986, annoncées à 30 000/50 000 €. Ces compositions s’adaptent tout particulièrement à son écriture, reconnaissable entre toutes, sa marque de fabrique, cette ligne de dessin noire, acérée et nerveuse, ce graphisme anguleux et ces formes allongées : «Un style que l’on retrouve même dans sa signature, qu’il considérait comme une œuvre d’art en elle-même», confirme l’expert Michel Maket. Si la nature morte fut l’un de ses premiers sujets, dessinant libellules et papillons dès ses années au lycée Carnot, l’autoportrait suivit de près, avec la présentation en 1946 – lors de sa première exposition dans le cadre du Salon des moins de trente ans – d’un tableau qui lança sa carrière, attirant l’attention du peintre Jean Aujame, puis du critique d’art Pierre Descargues. Pourtant très pudique, le jeune homme de 18 ans se pliait là à un travail d’introspection difficile, voire violent, pour lui qui demeurait très perturbé, tant par la Seconde Guerre mondiale que par la mort brutale de sa mère en 1945. L’Autoportrait 12, annoncé à 80 000/120 000 € (voir l'article Autoportrait, Bernard Buffet dans un face à face avec lui-même de la Gazette n° 8, page 8), fut montré lors de l’exposition annuelle de la galerie Maurice Garnier de février-mars 1982, dont Annabel préfaça le catalogue avec ces mots : «La douleur concentrée dans ces visages me griffait le cœur, j’étais bouleversée. Pourquoi ce solitaire, ce pudique, s’est-il décidé à hurler son angoisse ? Révolte ou besoin d’être aimé ?» Dans cette œuvre éminemment personnelle, Buffet se livre tel qu’il se voit, sans concession, avec ses questionnements sur la vie et le sens de l’existence humaine. Aux côtés des thèmes universels, Buffet s’attaque en effet à d’autres, intimes, dans lesquels il dévoile ses sentiments et ses inquiétudes. Tel est le cas des «Écorchés», produits en 1964, dont l’un sera proposé à 100 000/ 150 000 €. Représenté de face – ce qui est rare dans cette thématique –, ce visage au regard extatique s’impose à nous par son format monumental. L’artiste ne respecte pas les structures anatomiques dans ces compositions où, pour une fois, le dessin est supplanté par la palette rouge sang et par une matière plus travaillée. Certains voient derrière ces traits ceux de l’auteur, lui-même «écorché de la vie», quand d’autres y perçoivent une nouvelle provocation, une manière de choquer le spectateur. Hélas, personne ne connaît la vérité puisque le peintre ne parlait jamais de ses œuvres, se refusant à tout commentaire.
Un expressionniste classique
Mais l’homme aimait décidément la contradiction. Ainsi choisit-il encore d’être figuratif à une époque où tout le monde privilégiait l’abstraction ou bien de traiter des thèmes académiques avec un style personnel tourné vers l’expressionnisme. Admis aux Beaux-Arts en 1944, à 15 ans, avec une dérogation due à son jeune âge, ce surdoué est «entré dans l’art» via sa passion pour le dessin. Ses modèles se nomment Jacques-Louis David ou Gustave Courbet. On comprend alors cette volonté d’imprimer son empreinte dans chacun des grands thèmes de la peinture classique, parfois dans un rythme effréné : il peignait du matin au soir, et pouvait réaliser un tableau en deux jours. Ainsi voit-on se suivre dans son travail, à deux années d’écart, Granville, les terre-neuvas dans le grand bassin, 1972 (90 000/120 000 €), un paysage maritime à l’étonnante perspective, au jeu de lignes verticales et horizontales, et ces Folles, femmes à l’éventail, 1970 qui nous plongent dans les bas-fonds de Pigalle avec une violence rare proche de celle d’un Otto Dix (150 000 /220 000 €). Ces figures grotesques affichent un inquiétant hiératisme et un regard totalement vide que l’on retrouve dans nombre de ses personnages, tels ses clowns, absents dans les tableaux de cette vente mais présents au travers d’un exemplaire de l’édition originale (1968) de son ouvrage Mon Cirque, orné de 44 lithographies en couleurs, imprimé par Fernand Mourlot et numéroté 56/120 (7 000/ 12 000 €). Les clowns de Bernard Buffet ne rient plus, conscients des difficultés de l’existence, tandis que ses toréadors portent un regard résigné sur le sort qui les attend, sur le danger mortel qui les guette, comme le Torero de 1963, annoncé à 150 000/220 000 €. Porté aux nues à 20 ans, adulé du public comme une célébrité de la jet-set, Bernard Buffet fut pourtant rapidement méprisé par la critique officielle jugeant sévèrement sa peinture «en série». Une ultime contradiction, mais il n’était plus à cela près.