Entre protestations morales et actes de vandalisme, les créateurs sont parfois confrontés à de nouvelles formes de censure ou de pression. Qu’en disent les textes et ceux qui les appliquent ?
Quel paradoxe de voir une œuvre d’art mutilée ou censurée alors qu’il est de son essence de révéler la beauté. C’est oublier que l’art, au-delà de l’esthétique, est aussi transgression. Penser que cette transgression serait propre à l’art contemporain est une erreur : Giorgio Vasari, peintre et historien de l’art, évoquait déjà au XVIe siècle le phénomène d’érotisation de l’image religieuse et sa censure par les instances ecclésiastiques. S’est ainsi posée de tout temps la question de l’étendue de la liberté de création de l’artiste. Quoi de plus normal dans une société démocratique qu’une œuvre d’art puisse être l’objet de critiques, même virulentes ? Or, nous assistons ces dernières années à une recrudescence d’actions judiciaires, mais également d’actes de violence, portés contre certaines œuvres. Une des explications à ce phénomène réside dans le fait que ces œuvres sont aujourd’hui sélectionnées et exposées dans des espaces publics, dans le cadre de politiques culturelles souvent audacieuses menées par nos institutions. Ces choix, s’ils déclenchent chez certains un simple étonnement amusé parce qu’ils amenuisent la puissance de transgression de l’œuvre et rend notre République complice de certaines dérives mercantiles du marché de l’art, provoqueraient chez d’autres un sentiment de révolte manifestement irrépressible. Ainsi, à la censure institutionnelle des siècles derniers semble s’être substituée celle d’individus isolés ou de groupement idéologiques pratiquant une justice privée moyenâgeuse. Comment le droit appréhende-t-il ces atteintes aux œuvres exposées dans un espace public ?
Les œuvres d'art censurées
Tout citoyen dispose d’un droit de critique, corollaire de la liberté d’expression, et du droit de le faire valoir en engageant une action judiciaire pour obtenir le retrait d’une œuvre qu’il estimerait contraire au principe d’ordre public et de l’une de ses composantes, le respect de la dignité de la personne humaine. À ce droit peut être opposée la liberté de création de l’artiste. Essayons de dégager, à travers quelques affaires, une ligne directrice sur la manière dont les juges tentent de concilier ces libertés. Dans l’affaire «Exhibit B.» (2010), la question posée était de savoir si la création par Brett Bailey de tableaux vivants mettant en scène des acteurs noir(e)s dans des décors de zoo du début du XIXe siècle, afin de dénoncer le racisme, constituait une atteinte à la dignité humaine. Le Tribunal administratif a considéré que ces tableaux vivants, parce qu’ils dénonçaient sans ambiguïté l’asservissement des populations noires lors de la période coloniale, ne portaient pas atteinte au principe de dignité humaine. Dans un autre registre, le Conseil d’État a considéré en 2008, à propos d’œuvres de Jeff Koons, que leur exposition au château de Versailles ne constituait pas une atteinte à «la liberté de vivre sans profanation de ses ancêtres, inséparable du devoir de mémoire et du droit d’accéder à la connaissance du patrimoine sans contrainte pornographique». Autre exemple récent, celui d’une commune alsacienne qui, souhaitant faire de l’année 2017 l’année de la femme, avait installé dans les rues de sa commune des œuvres en forme de silhouettes féminines. Considérés comme véhiculant des stéréotypes sexistes et discriminatoires, une association avait saisi avec succès le juge des référés afin qu’il ordonne leur retrait. En appel, les juges ont au contraire considéré que ces panneaux n’avaient pas été inspirés par des motifs traduisant la volonté de discriminer une partie de la population. Évoquons une dernière affaire de 2017, relative à des œuvres d’Éric Pougeau exposées dans un Frac. Une association estimait que ces dernières étaient particulièrement abjectes et attentatoires au principe de dignité. Le Frac plaidait le caractère purement artistique des textes. Les juges ont considéré que «toutes les opinions peuvent être exprimées sous le régime de la liberté, sans qu’aucune des opinions divergentes puisse prévaloir d’un point de vue juridique […]. Le jugement de valeur que porterait en ce cas la cour sur l’œuvre litigieuse […] caractériserait une atteinte à la liberté d’expression et d’opinion des personnes concernées […].» Il ressort de ces affaires que les juges s’extraient du piège d’avoir à apprécier si telle ou telle œuvre répond à un critère esthétique ou moral licite» surtout lorsqu’il s’agit d’art contemporain. Le moyen d’y parvenir réside soit dans le refus de donner un jugement de valeur quant à l’œuvre, soit en faisant primer l’intention que l’artiste a voulu mettre au cœur de sa création sur la violence suscitée par celle-ci.
Les œuvres d'art mutilées
Cette jurisprudence protectrice de la liberté de création ne saurait justifier les violences physiques portées aux œuvres, encore moins aux artistes. Ces actes sont revendiqués par leurs auteurs soit, non sans ironie, comme des performances artistiques comme dans l’affaire du baiser apposé sur une œuvre de Cy Twombly ou celle de M. Pinoncely et «l’urinoir» de Marcel Duchamp , soit au nom de la défense de valeurs souvent d’ordre religieux comme dans l’affaire du Piss Christ d’Andres Serrano ou de Tree, de Paul McCarthy, installée place Vendôme. Leur point commun : une action menée sur le fondement de l’article L 322-1 du Code pénal, qui dispose que «la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui est punie de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende, sauf s’il n’en est résulté qu’un dommage léger». Lorsque les vandales ont pu être identifiés, les peines prononcées étaient généralement des travaux d’intérêt général et/ou des amendes relativement légères. Les dommages et intérêts alloués à l’artiste étaient souvent symboliques et les juges se contentaient d’indemniser les frais de restauration, éludant la question délicate de la dépréciation de la valeur de l’œuvre sur le marché. L’artiste doit-il céder, comme l’a fait Mc Carthy pour sa sculpture Tree ou bien résister à ces provocations ? C’est ce dernier choix qu’a fait Anish Kapoor lors de l’apposition d’inscriptions antisémites sur Dirty Corner, exposée en 2015 au château de Versailles, en voulant laisser ces inscriptions afin qu’elles fassent désormais partie intégrante de l’œuvre. Cet acte ultime de création de l’artiste pouvait-il juridiquement prospérer ? Le juge a répondu par la négative et ordonné leur retrait au motif que ces inscriptions portaient une atteinte grave à l’ordre public. Cette décision peut s’expliquer par la très grande médiatisation de l’affaire et donc par la diffusion subséquente des inscriptions antisémites mais aussi par le fait que la violence de la création n’émanait pas de l’artiste lui-même mais d’un tiers, quand bien même l’artiste avait voulu a posteriori se réapproprier l’acte des vandales.
L’artiste au-dessus des lois ?
Clémence à l’égard des vandales d’un côté et consensus judiciaire plutôt protecteur de la liberté de création, il n’en demeure pas moins que la recrudescence d’actes de violence et les incertitudes pour les collectivités publiques quant à leur politique culturelle ont mené à l’adoption d’une loi consacrant le principe de la liberté de création artistique qui crée un délit d’entrave à cette liberté (un an d’emprisonnement et 15 000 € d’amende). Certains pensent qu’elle placerait l’artiste «au-dessus des lois». Il n’en est rien. Cette loi permet en réalité de prendre en compte la véritable nature d’une œuvre d’art, qui n’est pas une création littérale mais une fiction : elle s’adresse à chacun, selon sa sensibilité, et recèle une part cachée, parfois ignorée par l’artiste lui-même.