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Les années 1940 entre gouffres et sommets

Publié le , par La Gazette Drouot

Du néoclassicisme à la veine baroque, le mobilier 40 est souvent mal identifié. Le point sur les tendances, en marge des signatures vedettes bénéficiant des faveurs du marché.

Gilbert Poillerat, paire de guéridons d’apparat pour le château de Rambouillet,en... Les années 1940 entre gouffres et sommets
Gilbert Poillerat, paire de guéridons d’apparat pour le château de Rambouillet,
en fer battu, plateau en marqueterie de marbre. H. 64,2, diam. 42 cm.

Paris, Espace Tajan, 20 septembre 2006. Tajan. M. Wattel.
67 830 €, frais compris

On s’en veut un peu. Il est en effet d’usage, au début d’un article, de vanter l’intérêt du sujet que l’on va traiter. Mais, s’agissant des années 1940, on éprouve quelque peine à mettre en exergue les caractéristiques d’un style dont la réalité même nous semble – et un tel propos n’engage que l’auteur de ces lignes – sujette à caution. Car l’appartenance d’objets, de sièges ou de meubles à une époque donnée ne nous paraît pas être un élément suffisant pour définir un style, lequel suppose l’existence d’une certaine cohérence entre les créations du moment envisagé. Dès lors, si l’on parle à juste titre d’un style Louis XV, Empire ou art déco, bien perspicace celui qui découvrira une telle unicité d’esprit dans la production des années 1940. Celle-ci se caractérise bien mieux par un foisonnement, certaines œuvres s’inscrivant dans une tradition de continuité par rapport au passé, tandis que d’autres se veulent innovantes tout en s’aventurant vers des directions trop différentes pour que l’on puisse les rapprocher. Un bref rappel historique explicitera notre propos. Le siècle qui nous précède a vécu de cruelles ruptures, dues à deux guerres majeures. Elles détruisirent hommes et choses, bouleversèrent les fortunes et provoquèrent un profond changement des idées ; comment tant de drames et de remises en cause n’auraient-ils pas eu de répercussions sur la création artistique ? Ainsi les historiens d’art reconnaissent-ils les prémices de l’art déco avant 1914 ; mais ce dernier ne se développa réellement qu’à l’issue de la guerre et même quelques années après, sa naissance «officielle» datant de la fameuse Exposition de 1925. Et il n’eut qu’une petite quinzaine d’années pour évoluer, puisque, dès 1939, un nouvel orage de fer et de feu s’abattit sur l’Europe. En temps de guerre, l’indisponibilité des hommes, l’état d’esprit général et la rareté des matières premières, tout concourt à stériliser la production. La paix revenue ne résout aucun de ces faits, du moins de manière immédiate... On le voit, la période des années 1940, trop brève et trop heurtée, ne réunit aucun des facteurs intellectuels ou matériels propres à favoriser l’éclosion d’un véritable style. Pourtant, et en contradiction seulement apparente avec ce qui précède, ces années ont connu une production, née de créateurs soit déjà actifs à l’époque antérieure (Subes, Royère, du Plantier, Terry, Old, Dupré-Lafon, Leleu, Jallot, Pascaud...), soit – et parfois les mêmes – d’artistes qui continueront à travailler dans la décennie suivante (Poillerat, Royère, Roche, Moreux, Adnet...).
Cette production puise à trois principaux courants d’inspiration : la continuité par rapport au passé, souvent le fait de créateurs déjà de longue date «bien installés» (Leleu ou Subes), le néoclassicisme (Terry, du Plantier), témoignant lui aussi d’une volonté de se rattacher à un passé sans doute ressenti comme rassurant et, enfin, peut-être le trait le plus caractéristique d’une époque troublée, le baroque (Roche, Moreux, Poillerat). Les formes et les matériaux utilisés apportent une relative unité à l’ensemble, les premières n’innovant que peu, les seconds se singularisant par une certaine austérité, encore accentuée par la sobriété des décors.

Charlotte Perriand, table de salle à manger, modèle «Japon» en bois exotique massif, édition Steph Simon, 1958. H. 74,5, L. 234, P. 107 cm.Paris, Drou
Charlotte Perriand, table de salle à manger, modèle «Japon» en bois exotique massif, édition Steph Simon, 1958. H. 74,5, L. 234, P. 107 cm.
Paris, Drouot, 11 avril 2005. Camard & Associés. M. Legrand.
157 520 € frais compris

Des prix en dents de scie
L’attitude du marché conforte notre hésitation. Tout d’abord, les collections centrées sur les années 1940 se signalent par leur faible nombre, l’une des plus fameuses étant celle de Karl Lagerfeld, d’ailleurs dispersée avec succès par Christie’s en 2001. On n’enlèvera rien à celui-ci en disant que la vente intervint au pic de la mode de ce type d’objets et que les résultats atteints le furent en partie grâce à la notoriété du vendeur, connu pour posséder des pièces d’une tout autre importance... De même, on ne connaît que peu de marchands spécialisés dans la période, certains des premiers à avoir exploré le sujet s’intéressant désormais à d’autres époques. Enfin, la consultation des catalogues de ventes publiques prouve bien un certain scepticisme de la part des experts et des commissaires-priseurs vis-à-vis de l’existence même de ce style : les lots s’y rattachant sont classés soit avec l’art déco proprement dit, soit avec des lots appartenant manifestement à la seconde moitié du XXe siècle. Quant aux prix réalisés, ils semblent pour le moins... erratiques. Si, vers 2000, plusieurs belles adjudications purent laisser pronostiquer que les années 1940 – comme les autres styles qui marquèrent le XXe siècle – allaient «décoller», l’enthousiasme des débuts s’essouffla vite. Et, depuis quelque temps, l’examen des mercuriales laisse voir un double phénomène, avec quelques lots continuant à susciter de solides enchères, tandis que bien d’autres demeurent invendus. L’explication de ces prix en dents de scie ne résiderait-elle pas dans ce que nous avancions plus haut, à savoir la difficulté qu’éprouvent les divers acteurs du marché à identifier un style dans les œuvres nées au cours des années 1940 ? Si cette hypothèse est la bonne, on en conclura d’une part que les hauts prix enregistrés tiennent à ce que certaines des créations de ces années-là sont ressenties comme des œuvres d’art – ou du moins comme des jalons de l’évolution des arts décoratifs au cours du siècle passé – et, d’autre part, que le marché refuse d’accorder ce statut à la plupart des pièces contemporaines de celles-ci. L’examen des adjudications récentes semble confirmer notre analyse. Les plus hauts prix concernent seulement des pièces exceptionnelles : c’est le cas d’une grande table basse à plateau de marbre reposant sur huit pieds en fer forgé par Poillerat, qui, adjugée 417 647 € (Tajan, 2003), pulvérisa littéralement le précédent record pour ce créateur – les 144 258 € pour le miroir de la collection Lagerfeld (Christie’s, 2001) –, ou pour une table «à la Tronchin» en poirier noirci, estampillée Arbus (326 166 €, lors de la même vente), dont on doit préciser que, pourtant considérée des années 1940, elle datait en fait de... 1958.

Arbus, du Plantier et Terry
Pour le reste, bien des prix apparaissent beaucoup plus modestes et, en règle générale, conformes aux qualités des objets offerts. S’il est impossible de citer ici tous les créateurs, les chiffres qui suivent suffiront à éclairer le lecteur. Ainsi, toujours d’Arbus, une table en chêne formant bar et un bureau plat en acajou à décor d’un masque en bronze doré par Androussov, deux meubles vers 1939 et vers 1947, valurent 24 767 et 29 485 € (Rouillac à Cheverny, 2006), tandis qu’une suite de quatre fauteuils en bois laqué s’échangeait contre l’équivalent de 15 300 € à New York (Sotheby’s, 2005). La même année et chez le même auctioneer, un miroir de Serge Roche se vendait 40 800 €, une table en travertin du créateur atteignant pour sa part 15 954 € (Artcurial, 2005). Dans la veine baroque, retenons Poillerat, dont une console en fer forgé a atteint 78 840 € (Sotheby’s à Londres, 2005), plusieurs autres s’étageant entre 20 000 et 50 000 €, selon leur importance. Plus classique, Adnet ; ses prix au cours de l’année écoulée allèrent de 3 083 € pour une table roulante à 55 495 € pour une importante bibliothèque formant bureau (les deux chez Tajan). Très différents, du Plantier et Terry se rejoignent néanmoins en ce que tous deux s’inspirent volontiers de l’Antiquité, même s’ils réinterprètent celle-ci selon leur sensibilité propre. Un meuble à hauteur d’appui et une console du premier dépassèrent tous deux 80 000 € (Tajan et Calmels - Cohen), huit chaises du second – exécutées pour le théâtre de Groussay – ayant atteint 62 573 € (Tajan, 2003), tandis qu’un lit frisa l’an dernier la barre des 15 000 € (Christie’s à New York). Mais ces deux créateurs passent trop rarement en vente pour que l’on parle véritablement de cote à leur égard. On le constate, les prix importants deviennent aussi rares que les objets les justifiant ; et encore n’avons-nous pas mentionné les innombrables œuvres des années 1940 restées sans acheteur au cours de la période récente. N’avons-nous pas été un peu hâtifs en voulant déceler un style à part entière au travers d’oeuvres nées au cours de cette période ?
 

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