Christian Boltanski est l’un des rares artistes français à illuminer la scène internationale. L’un de ceux convoquant la condition humaine dans des lieux insolites ou muséaux. Rencontre avec un homme pour qui la mémoire est un phare.
Dix-sept heures, lumière entre chien et loup en ces dernières journées pluvieuses de janvier. Un climat que l’on pourrait lier avec l’exposition actuelle de Christian Boltanski à l’Oude Kerk («Vieille Église») d’Amsterdam, et l’atmosphère sombre et joyeusement mélancolique de son atelier. Mais peu importe l’ambiance, sachez qu’une fois à l’intérieur, vous êtes filmés. Il n’y a là rien de paranoïaque, juste un étrange «deal» entre un collectionneur australien vivant en Tasmanie et un Boltanski quelque peu joueur dans ce pari faustien avec le Diable. « C’est un homme doté d’un don prodigieux pour le calcul mental et les probabilités. Aujourd’hui, il est interdit de casino pour avoir gagné des sommes prodigieuses, ce qui lui a permis de monter sa propre collection. Au lieu de m’acheter une pièce, comme il le souhaitait, je lui ai proposé d’acheter ma vie en viager. » C’était au mois de janvier 2010. Depuis, des caméras filment le quotidien de l’artiste, retransmis en direct dans une grotte ouverte à tous en Tasmanie, jusqu’à sa mort. Son atelier est un lieu de réflexion lui permettant d’élaborer ses plans et ses maquettes pour de futurs projets. « C’est comme la fabrication d’un film. Il y a un temps de gestation, qui peut durer quelques mois voire deux ans. Pour cela, je monte une équipe avec un bureau qui s’occupe de la logistique. Mon travail peut s’apparenter parfois à celui d’un cinéaste. En réalité, je me suis éloigné très vite de la peinture pour m’intéresser à la photographie. Pour moi, il y a deux types de modes d’expression : celui relié au temps et l’autre, à l’espace. Dans la première catégorie, je mettrais le cinéma, le roman ou la musique, et dans la seconde la peinture, la sculpture et l’installation. Mon travail consiste à naviguer entre ces deux sphères. »
Partitions de la mémoire
La notion d’éphémère est intimement liée aux œuvres de Boltanski. Il les conçoit le plus souvent comme des partitions, que d’autres pourraient exécuter. «Ce qui m’intéresse dans la musique, c’est son immatérialité. Elle est constamment réincarnée par le musicien qui la joue. Chaque œuvre que je reprends est interprétée de manière différente suivant le lieu dans lequel elle est exposée.» Ce qui sera le cas avec Personnes, installation présentée il y a huit ans à Monumenta au Grand Palais, et qui sera «rejouée» avec un autre tempo à Shanghai, en avril de cette année. « J’accepte éventuellement que l’on puisse reprendre mes œuvres et les modifier après ma mort. Ma manière de fonctionner est en vérité plus proche d’un metteur en scène de théâtre ou d’un compositeur de musique. » Ses créations, une fois détruites, finissent donc par renaître sous d’autres impulsions mémorielles. Partitions qu’il reprend avec différentes intonations. Personnes et Après, au MAC VAL à Vitry la même année, formaient de ce fait deux expositions complémentaires l’une de l’autre. Toutes deux entendaient briser, chacune à sa manière, le tabou de la mort. Et qui dit mort dit aussi mémoire de survivants. La démarche de Boltanski peut donc se lire comme une tentative «absolue» de préserver le souvenir de personnes disparues. Animitas (2015), une installation plantée au milieu du désert d’Atacama au Chili, donnait libre cours à des centaines de clochettes japonaises, ballotées par le vent et symbolisant à elles seules le murmure des âmes. L’artiste s’interroge sans relâche sur la représentativité du temps, de Dieu, de la fatalité ou encore de l’au-delà. Questions universelles déjà posées en filigrane depuis ses premiers inventaires d’objets ou de photographies d’anonymes parfois montées sur des «autels», «reliquaires» ou «monuments», dressés à la mémoire de défunts dans les années 1980 jusqu’à ses récentes listes de noms, compilations d’annuaires, réserves de vieux vêtements ou d’archives, stockées dans des lieux discrets. On pense à sa «bibliothèque des cœurs» située à Teshima, près des côtes du Japon, véritable œuvre d’archiviste où résonnent les bandes sonores de 120 000 battements de cœur d’individus, enregistrés à travers le monde.
L’amour des gens, tous les gens
Outre la teneur autobiographique de son œuvre l’empreinte de la Shoah a marqué toute sa famille , il sacralise à chacune de ses installations ce lien ténu entre la vie et la mort, lui donnant un ton à la fois commémoratif et distant, tout en s’imprégnant de l’espace dans lequel elle s’inscrit. Exercice qu’il a réitéré cet hiver avec «Na» («Après») à l’Oude Kerk d’Amsterdam, la plus ancienne église de la ville, nantie de huit siècles d’histoire. «Le lieu est tellement fort qu’on ne peut pas travailler contre. On doit composer avec lui. C’est un espace propice à la réflexion et à la mémoire. Dans cette exposition, j’ai réinterprété ce que j’avais présenté au MAC VAL il y a huit ans.» Une cinquantaine de monolithes rectangulaires, de différentes tailles, se dressent au-dessus des deux mille pierres tombales existant sous les dalles de l’église. Des pantins en bois revêtus de manteaux surgissent au détour de ces blocs anthracite, offrant pour le coup une nouvelle dimension architecturale. Ces créatures inhospitalières et froides vous interrogent lorsque vous vous en approchez : « D’où viens-tu ? », « Dis-moi, comment es-tu mort ? » Questions qui ont toutes une référence au passé, à la mémoire, alors que dans la nef gît un amoncellement de vêtements, prêtés par les Amstellodamois. L’un de ces monolithes cache par ailleurs un studio d’enregistrement, dans lequel le visiteur, s’il le souhaite, peut graver sa voix pour la postérité. «Depuis le début de mon existence, j’ai essayé de tenir un combat impossible qui est de conserver le temps, la vie. On ne peut pas arrêter le temps. Alors, je m’amuse à créer des histoires que je monte comme des mythes, où se mêlent la réflexion, le spirituel, des archives sonores. Je ne suis pas véritablement croyant, peut-être agnostique… Je m’intéresse à la théologie et à la religion chrétienne, sans doute parce qu’en chacun de nous il y a une part de divinité. J’ai tendance à aimer les gens, tous les gens, car pour moi chacun est unique. »
Le temps de vieillir, le temps de mourir
La mort en tant que ciment de son œuvre est prégnante, mais se décline souvent sous le jeu théâtral d’une joyeuse mélancolie. Il l’assume soit au travers d’êtres chers disparus, soit par le biais de victimes anonymes. Le fait de l’accepter et d’y réfléchir lui permet de se sentir beaucoup plus serein. «La mort est devenue une chose honteuse, surtout dans le monde occidental. De nos jours, on ne meurt plus : on vous débranche. J’ai l’habitude de dire en m’amusant qu’autrefois les gens mouraient en bonne santé. Il y avait un rituel s’apparentant à une cérémonie de la mort, que l’on peut encore découvrir dans les pays asiatiques ou africains. Il y a un refus de la vieillesse de plus en plus flagrant. En vérité, je souhaite une mort lente, pour pouvoir la savourer.» Alors, heureux, Boltanski ? La main du destin lui serait-elle clémente au point de lui donner les clés d’une vie après la fin ? «Mon œuvre parle de l’unicité de chaque être humain et de sa fragilité. À mon avis, dès que l’on essaie de préserver la vie, on pense à la mort… C’est instinctif. Chacun disparaît tellement vite de la mémoire ! Même si mon travail tente de les faire revenir, ce sera un échec. Je serai toujours à la recherche du temps perdu. »