Hegel pensait qu’il n’existait pas de grande nation sans grande tragédie. On ne sait s’il serait disposé à voir en Emmanuel Macron un héros grec de la trempe de Napoléon, mais il serait sans doute enclin à considérer que ce pays qu’il admirait tant n’a pas démérité. L’actualité lui confirmerait amplement que la France n’a rien perdu de son sens de la dramaturgie, contrebalancée par ses accès de tragi-comique. Le discours que le président de la République a prononcé au lendemain de l’écroulement de la flèche de Notre-Dame visait autant à éteindre les brasiers allumés par les gilets jaunes qu’à répondre à l’épouvante née de ce drame. Il savait puiser dans l’inconscient collectif le souvenir d’un autre incendie, celui de la cathédrale de Reims. Déjà, c’est une charpente qui avait répandu le feu provoqué par la chute d’un obus allemand. Dans La Cathédrale incendiée, paru chez Gallimard, l’historien de l’art Thomas Gaehtgens rappelle à quel point ce drame fut placé au cœur du récit national, où il s’est installé des années, d’abord comme outil de propagande contre un ennemi ramené à l’état de fauve barbare, puis comme symbole de la reconstruction de la France, terriblement meurtrie mais jamais abattue. À un siècle de distance, une étrange similarité résonne entre les affiches et les caricatures de l’époque, qui exagéraient à dessein l’importance de la destruction, et l’angoisse nourrie par les images en boucle de l’incendie menaçant les beffrois de Notre-Dame. Enflammée par ce surcroît d’émotion, cette guerre culturelle plongeait ses racines dans la querelle sur la paternité du gothique, qu’Henri Focillon proposait de renommer «art français» et que les Allemands furent accusés d’avoir cherché à effacer.
La France restant la France, le feu n’était pas encore éteint dans la nef de Notre-Dame que les escarbilles polémiques fusaient de toutes parts. Dès les premiers élans de solidarité, le vent de la discorde a soufflé contre le mécénat. Ce pays a quand même la singularité d’insulter les grands entrepreneurs dès qu’ils se tournent vers la société civile et font preuve de générosité envers le patrimoine public. Peut-être est-ce Goldoni qu’il faudrait alors convoquer, ou Brecht, mieux à même de nous rappeler la fascination qu’exerçait ce triste ressentiment dans les années 1930. La restauration n’a même pas commencé que démarrent les querelles sur son financement, son ampleur et sa nature. Décidément imprévisible, mais toujours capable de se fourrer dans des situations impossibles, Emmanuel Macron a commis un impair en promettant une reconstruction en cinq ans. Fasciné par l’intrépidité de son chef, l’exécutif sera tenté de mettre les bouchées doubles, quitte à court-circuiter les examens scientifiques et procédures de contrôle. Déjà, aux lendemains du drame, le ministre de la Culture, qui exerce normalement la tutelle sur les cathédrales, a été prié de jouer les utilités. L’indispensable phase d’étude risque d’être raccourcie, les choix scientifiques, esthétiques et technologiques du chantier d’en subir les conséquences. Bouygues, qui s’est immédiatement positionné, n’aura guère de mal à promouvoir le recours au béton pour répondre aux impératifs de rapidité. À juste titre, les défenseurs du patrimoine s’alarment d’un effet de souffle prévisible sur les budgets d’entretien des églises et des châteaux en souffrance. Alerte à Saint-Sulpice il y a peu, Nantes, Rennes, Lunéville, Matignon… il y a quand même beaucoup de départs de feu dans notre pays. Manifestement, Emmanuel Macron a davantage en tête l’échéance des jeux Olympiques, mais il devrait être homme à savoir que le temps du patrimoine n’est pas celui des politiques.
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