Gazette Drouot logo print

Le tapis de chœur de Notre-Dame de Paris : un chef-d’œuvre méconnu

Publié le , par Sophie Humann

Épargné par les flammes, cette création unique de La Savonnerie est en cours de restauration dans les ateliers du Mobilier national, entre des mains expertes.

Le tapis du chœur de la cathédrale Notre-Dame (détail).© Justine Rossignol Le tapis de chœur de Notre-Dame de Paris : un chef-d’œuvre méconnu
Le tapis du chœur de la cathédrale Notre-Dame (détail).
© Justine Rossignol

Face à l’immense vitre d’une salle surnommée «l’aquarium», deux restauratrices sont penchées sur un large tapis, posé à cheval sur une table, à l’envers. D’un geste vif, l’une frotte son fil de lin sur un morceau de cire et enfonce une aiguille courbe dans l’épaisse armure, pour consolider la trame horizontale. L’autre s’applique à restituer une chaîne verticale en coton dans un fond couleur lilas. À leurs pieds, roulée, patiente la partie déjà soignée. Depuis juillet, les restauratrices du Mobilier national travaillent sur le tapis de chœur de Notre-Dame de Paris. Chef-d’œuvre du XIXe siècle méconnu du grand public, cette pièce est unique dans l’histoire de La Savonnerie par sa taille (23,8 7,38 mètres, soit 186 mètres carrés), sa destination, son décor néogothique, ses attributs liturgiques et ses stigmates historiques. «Nous sommes dans la partie haute», précise Julienne Tsang, responsable adjointe de l’atelier de restauration (le tapis avait été tissé en quatre morceaux, rentrayés deux à deux puis en seul, ndlr). Nous avons fait à peu près 4,60 mètres, en travaillant à deux ou trois selon les besoins, ajoute-t-elle. Hormis quelques dégâts de mites, ce tapis est peu usé. La plus grande difficulté pour nous est la manutention : cette partie pèse 500 kilos. Lorsque nous avons fini de restaurer une section d’une trentaine de centimètres, nous devons solliciter les services du magasin et faire déplacer à chaque fois une dizaine de personnes, pour la soulever délicatement et tirer une nouvelle bande.»

 

La technique de La Savonnerie, à points très serrés pouvant mêler quatre fils de couleurs différentes, permet un fondu extraordinaire.© Es
La technique de La Savonnerie, à points très serrés pouvant mêler quatre fils de couleurs différentes, permet un fondu extraordinaire.
© Estelle Bourlaud

Au chevet d'un miraculé
Protégé par des coffres en bois dans lesquels ses deux moitiés étaient rangées, roulées, contre les murs de la cathédrale, le tapis de chœur a presque été épargné par l’incendie du 16 avril 2019 et l’eau déversée par les lances des pompiers. «Il n’était plus dans nos inventaires depuis longtemps, explique Antonin Macé de Lépinay, l’inspecteur des collections du Mobilier national responsable des tapis anciens. Après l’incendie, Hervé Lemoine (directeur du même établissement ainsi que des manufactures des Gobelins, de Beauvais et de La Savonnerie, ndlr) a proposé à la DRAC de l’accueillir, d’abord dans nos réserves extérieures puis ici, aux Gobelins. Le tapis n’était qu’humide, mais l’on pouvait craindre le développement de moisissures. La restauration est financée par les dons gérés par l’établissement public chargé de la conservation et de la restauration de la cathédrale, et la DRAC d'Ile-de-France reste le donneur d’ordre. Seul tapis conçu pour Notre-Dame, il n’avait pas été fait pour être utilisé souvent. Sa fraîcheur, son dégradé de couleurs, sont exceptionnels. La technique des tapis de La Savonnerie, à points très serrés, et l’utilisation dans certains motifs de quatre fils de couleurs différentes dans chaque point permettent un fondu extraordinaire sur l’endroit, sans aucun effet de pixellisation.

À la préciosité des motifs, on reconnaît tout de suite le dessin de Saint-Ange.» Jacques-Louis de La Hamayde de Saint-Ange, dessinateur du Garde-Meuble de la Couronne, avait en effet été sollicité afin de réaliser le dessin du tapis de chœur, commandé en mars 1825 pour les jours où Charles X assistait aux offices de Notre-Dame en grande cérémonie. Il avait proposé pour la partie haute une grande croix à fond blanc, surmontée d’un semis de fleurs de lys, bordée de diamants et d’or ainsi que d’arabesques au couleurs éclatantes. Au centre de la croix figuraient les armes de France, surmontées du chiffre royal, et au-dessous un entrelacs de feuilles de vigne et des cornes d’abondance débordant de fruits et d’épis. Dans la partie basse, l’artiste avait placé une châsse dans le style néogothique à la mode du temps. Entre une mitre, une tiare papale et les différents attributs liturgiques se dressait à l’intérieur un tétramorphe, cette représentation des quatre Évangélistes sous leur forme allégorique, comme il en existe tant dans la statuaire des cathédrales. De bas en haut, on reconnaît ainsi le taureau de saint Luc, le lion de saint Marc, l’ange de saint Matthieu et, les ailes déployées, l’aigle de saint Jean. Le 15 septembre 1825, les lissiers s’attellent à la fabrication du tapis de velours sur le plus grand métier de La Savonnerie, installée depuis deux cents ans sur la colline de Chaillot, dans les bâtiments d’une ancienne fabrique de savon. Mais le 15 janvier 1826, l’atelier déménage pour rejoindre les autres manufactures royales aux Gobelins, au bord de la Bièvre. Le métier est démonté et le tissage de l’ouvrage reprend à la fin du printemps, sur deux puis trois métiers, et même un quatrième à partir de janvier 1828.

 
Jacques-Louis de La Hamayde de Saint-Ange (1780-1860), Projet de tapis pour Notre-Dame de Paris, archives du Mobilier national.© Isabelle
Jacques-Louis de La Hamayde de Saint-Ange (1780-1860), Projet de tapis pour Notre-Dame de Paris, archives du Mobilier national.
© Isabelle Bideau

Des règnes et de leurs symboles
Lorsqu’à l’été 1830 Louis-Philippe succède à son cousin Charles X – après la révolution des Trois Glorieuses –, le drapeau tricolore est rétabli, et le décret du 16 février de l’année suivante supprime les symboles des Bourbons. Aux Gobelins, les lissiers doivent donc reprendre tout le décor du tapis : les fleurs de lys, les colliers des ordres de Saint-Michel et du Saint-Esprit sont remplacés par des motifs de pétales stylisés, tissés à l’aiguille. Le cercle où figurent les armes de France est découpé, ainsi que le chiffre de Charles X. «Au départ, précise Antonin Macé de Lépinay, il devait être remplacé par le chiffre de Louis-Philippe, mais un motif plus simple a été retenu. Sur l’envers, on voit très bien le cercle que forme la cicatrice laissée par l’opération de rentraiture, qui permet, en rentrant les chaînes les unes dans les autres, d’assembler différentes parties d’un tapis. Les couleurs des laines utilisées pour combler les fleurs de lys avaient beau être strictement les mêmes que les précédentes, les bains avaient quelques années d’écart. Avec le temps, la nouvelle laine s’est révélée plus foncée, et des fantômes de fleurs de lys sont réapparus.» Présenté au public dans la galerie d’Apollon du Louvre en mai 1838, le tapis est finalement offert par Louis-Philippe à la cathédrale Notre-Dame à l’occasion du baptême de son petit-fils le comte de Paris, le 2 mai 1841. Difficile à manipuler, il ne sert que rarement jusqu’à la fin du XIXe siècle : à l’occasion du baptême du Prince impérial, le 14 juin 1856, de la visite du tsar Nicolas II et d’Alexandra Feodorovna en octobre 1896, ou de certaines grandes fêtes liturgiques. Abîmé sans doute lors des travaux réalisés par Viollet-le-Duc, il lui manque un petit carré, sous la châsse. Ses dernières sorties ? À Noël 1948, pour la première messe télévisée, le 30 mai 1980 lors de la venue de Jean-Paul II, et au printemps 1986 pour une séance photo avec Paris Match. Exposé dans la nef en 2014 et 2017 et conservé dans la cathédrale depuis, il a donc pu être retiré très rapidement après l’incendie. Sa taille et son épaisseur ont néanmoins rendu son séchage malaisé. Il a dû être soulevé par endroits et de gros ventilateurs ont été placés autour de lui. Après avoir fait procéder à des études scientifiques du Laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH) et d’une restauratrice indépendante, Marie-Hélène Didier, responsable du mobilier de Notre-Dame à la DRAC d’Ile-de-France, a confirmé que son nettoyage pouvait être envisagé, ainsi que son anoxie – méthode de désinsectisation par privation d’oxygène – pour le protéger d’une réinfestation par les mites. Dix à quinze personnes se sont relayées avec des aspirateurs pendant cinq jours. En revanche, aucune restauration n’est envisageable sur la partie basse, contrecollée sur toile avec un médium animal – colle de poisson ou peau de lapin – au XIXe ou au début du XXe siècle. La colle, en pénétrant dans la structure, l’a durcie et il est impossible d’y faire pénétrer la moindre aiguille. Les restauratrices se contenteront d’intervenir sur la lisière, là où les trous de mites sont plus nombreux et la colle moins présente. Elles poseront ensuite sur le pourtour le même galon noir, réalisé sur mesure par la passementerie Declercq. Si tout va bien, le tapis regagnera la cathédrale pour sa réouverture, en décembre 2024.
Gazette Drouot
Bienvenue, La Gazette Drouot vous offre 2 articles.
Il vous reste 1 article(s) à lire.
Je m'abonne