Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, le surréalisme se joue des frontières. En Grande-Bretagne et aux États-Unis, les artistes femmes s’intéressent à l’ésotérisme, à la botanique, à la médecine, au cinéma, à l’art naïf… Tout, pour elles, est source d’inspiration.
Dans les années 1930, le surréalisme franchit la Manche, séduisant aussi bien écrivains et critiques qu’artistes. Alors qu’une nouvelle guerre semble de plus en plus inévitable, des voyages plus lointains s’opèrent, teintés d’ésotérisme et de philosophies orientales. Ainsi Valentine Penrose (1898-1978) décide-t-elle de quitter l’Angleterre et l’Europe pour s’installer dans un ashram en Inde. Ses poèmes, ses nouvelles et ses collages sont alors relayés par Paul Éluard, qu’elle a fréquenté à Paris. La Britannique Grace Pailthorpe (1883-1971), elle aussi à l’affût de nouvelles sources d’inspiration, se tourne vers les sciences. L’imagerie médicale, l’univers psychiatrique, déjà présents dans le surréalisme des années 1920, occupent une place à part dans sa production artistique. Après des études de musique à Londres, Pailthorpe bifurque vers la médecine et devient chirurgienne pendant la Grande Guerre. Suit un long voyage à travers le monde, puis une initiation à la psychanalyse et à la psychologie criminelle, et, enfin, un engagement dans les institutions sanitaires britanniques. Sa production picturale, initiée en compagnie de son mari, Reuben Mednikoff, est présentée, à Londres, lors de l’exposition surréaliste de 1936. Quatre ans plus tard, le couple s’expatrie à New York, puis en Californie, avant de rejoindre Vancouver. En montrant leurs œuvres, ils contribuent à la diffusion du surréalisme. De retour en Angleterre à la fin des années 1940, ils continuent de conjuguer l’exercice clinique et la création artistique. Leurs peintures sont habitées de figures animales hybrides, d’ectoplasmes colorés, aux expressions joviales et cocasses, mais aussi cauchemardesques. Le dessin animé ou la bande dessinée ne sont pas loin, tout comme l’imagerie médicale des formes cellulaires ou tissulaires.
Univers hybride
Dans cet univers proto-pop, au bord de la folie, l’adjectif « hybride » n’est pas usurpé. Affiliée au surréalisme britannique, Ithell Colquhoun (1906-1988) est attirée par la magie et l’occultisme, ce qui lui vaut d’être mise à l’index par le mouvement officiel. Ses œuvres fascinantes, figuratives ou abstraites, sont des compositions combinatoires à partir de figures astrales. Ses matières picturales, tantôt épaisses et visqueuses, tantôt transparentes, ont aussi des connotations génitales. Dans un esprit proche de celui des humanistes de la Renaissance, l’artiste britannique Eileen Agar (1899-1991) explore merveilleusement l’univers de la botanique, qu’elle fusionne avec les petits objets du quotidien, comme s’il s’agissait de fossiles artificiels. Dans ses peintures ou ses sculptures, elle réunit des galets, des feuilles et des breloques. Les menus détails, organiques ou pas, lui permettent d’évoquer des espaces immenses, avec une fraîcheur innocente, dans un chromatisme chaud et lumineux. Ses œuvres renferment aussi une énergie sourde et secrète, qui évoque la distance, voire la perte, dans l’espace et le temps : le ventre de la terre n’est jamais loin, comme les périodes historiques les plus reculées. Depuis son séjour à Paris, à la fin des années 1920, Agar a ainsi développé une esthétique surréaliste, et sa participation à l’exposition londonienne de 1936 lui assure sa notoriété. Cosmopolite dans l’âme, elle a fréquenté les cercles culturels les plus exclusifs, précédée d’une aura particulière née de son raffinement vestimentaire. Mais à partir de 1939, les artistes entrent en clandestinité ou quittent la France, et le surréalisme est mis au ban. Des couples se défont, les Anglo-Saxons regagnent leur pays. Les États-Unis et le Mexique se font alors terre d’accueil : New York et Mexico sont de nouveaux foyers du mouvement. Aux États-Unis, celui-ci choque la critique, mais enthousiasme les jeunes générations. En cassant les traditions établies, le surréalisme favorise l’émergence des mouvements picturaux et photographiques de l’après-guerre. Pendant et après le conflit mondial, les femmes surréalistes sont, quant à elles, plus isolées, mais plus autonomes aussi, et s’affirment franchement. En 1943, Peggy Guggenheim leur consacre une première exposition, alors même que le comité de sélection est présidé par Marcel Duchamp. Malgré son éclatement, le surréalisme résiste. Une percée américaine, science-fictionnelle, est opérée par Kay Sage (1898-1963). Son univers plutôt cinématographique, nourri d’obsessions paranoïaques, annonce les mises en scène de David Lynch. Elle s’appuie sur la tradition européenne, de Piranèse à De Chirico, qu’elle enrichit d’un imaginaire contemporain, crée des décors d’architectures éclatées, proches des fictions hollywoodiennes en carton-pâte. Ces espaces construits, mais ouverts sur des immensités quasi abstraites, évoquent déjà le all over. En l’absence de toute figure humaine et de récit, Sage déroule un art elliptique, rebelle. Le silence ascétique de ses tableaux évoque une hallucination, un tremplin vers d’autres mondes. Son adolescence capricieuse et agitée, ses amours de jeunesse, son mariage avec Yves Tanguy et son suicide tragique ont donné lieu à toutes sortes de récits, tout aussi énigmatiques.
Érotique et mélancolique
Au croisement des récits freudiens et des fantasmagories sexuelles, relayés par le surréalisme autant que par la littérature et le cinéma américains, Dorothea Tanning (1910-2012) plonge crûment dans l’univers de l’enfance. Elle injecte, dans le surréalisme, une interprétation du rêve inédite, littérale et charnelle. Ses jeunes héroïnes, en proie à toutes sortes de spasmes hagards, évoluent dans des décors théâtralisés, aux cloisons incertaines, qui découpent la toile brutalement. Hypnotisée par l’arrivée des surréalistes aux États-Unis au début des années 1940, Tanning devient la dernière épouse de Max Ernst, dans une longue union d’amour et d’exploration artistique. Au milieu des années 1960, l’artiste américaine bascule vers la production de sculptures molles en textile, où des fragments de corps humains et animaliers s’accouplent librement dans une intimité insouciante – érotique. Toujours au sein du surréalisme américain, mais aux antipodes de l’enchevêtrement libidinal, surgit enfin un courant naïf avec Gertrude Abercrombie (1909-1977), qui vit à Chicago, loin des cénacles surréalistes officiels. Surnommée « reine de la bohème », elle navigue, dit-on, entre maris, chats et amis gays. Hippie, elle organise chez elle des jam-sessions en compagnie de Charlie Parker, Sarah Vaughan ou Miles Davis. Fragile, irascible, Abercrombie produit des compositions simplifiées à l’extrême. Mélancoliques et tendres, elles s’approchent de la caricature : ses figures féminines, souvent droites, habillées à l’ancienne, expriment des humeurs insomniaques, mais cocasses, évoluant dans des paysages ou des intérieurs solitaires, lointains.