Tout juste restauré, ce chef-d’œuvre de la Renaissance est exposé au château d’Écouen dans son intégralité. Une première depuis plus de quatre siècles, qui n’est pas sans donner du fil à retordre aux experts.
Pièce maîtresse de la première rétrospective consacrée à Antoine Caron (1521-1599), au château d’Écouen, la tenture des Valois a été commandée par Catherine de Médicis. Tissées à Bruxelles entre 1575 et 1578, les huit pièces qui la constituent n’ont pas été montrées en France depuis plus de quatre cent trente ans. Conservées aux Offices de Florence, où elles sont arrivées en 1589 dans la dot de Christine de Lorraine-Vaudémont, petite-fille chérie de Catherine de Médicis, mariée au grand-duc de Toscane Ferdinand, elles ont été restaurées entre 2015 et 2021. Vaste suite tissée de fils de laine, de soie, d’or et d’argent de 140 m2, la tenture est exceptionnelle à tous égards : qualité de son dessin, diversité de ses teintes, finesse de son point, crapautages et autres techniques de tissage sophistiquées… « Une synthèse éblouissante des enjeux artistiques et politiques de Catherine de Médicis », résume Oriane Beaufils, conservatrice au château de Fontainebleau. Synthèse qui n’est, hélas, documentée par aucune archive antérieure à sa mention dans la dot de Christine de Lorraine. Selon Pascal-François Bertrand, professeur d’histoire de l’art moderne à l’université Bordeaux-Montaigne, « la fascination que les somptueuses tapisseries des Valois exercent depuis longtemps est accrue par le mystère qui entoure encore en partie leur histoire. Il est désormais admis que la commande revient à Catherine de Médicis ou à quelqu’un de son proche entourage, et qu’elle a été passée au début du règne d’Henri III. L’identité des personnages figurés, la localisation des lieux des festivités représentées, la main du ou des artistes qui ont peint les cartons, les conditions de l’exécution des tapisseries demeurent des questions largement débattues ».
Les recherches menées par la commissaire américaine Elizabeth Cleland, à l’occasion de l’exposition « Renaissance Splendor », au musée de Cleveland en 2018, par le Suisse Frédéric Hueber dans sa thèse sur Antoine Caron publiée la même année, par les conservateurs Oriane Beaufils, Mathieu Deldicque et Jean-Michel Échard dans le catalogue de l’exposition bellifontaine « L’art de la fête à la cour des Valois » de 2022, et enfin par Matteo Gianeselli, Pascal-François Bertrand, Guy Delmarcel et Alexandra Zvereva dans le catalogue de l’actuelle rétrospective, permettent d’envisager l’histoire de la luxueuse suite tissée à nouveaux frais. Invalidant en partie les interprétations émises par Frances Yates en 1959, qui faisaient jusque-là autorité. La restauration récente a permis d’identifier trois marques dans les bordures des tapisseries. Sept d’entre elles présentent, en bas à gauche, le petit écusson rouge accosté des lettres « BB » (Brabant Bruxelles), imposé à toute pièce tissée dans la cité belge à partir de 1528. Six portent en outre, en bas de la bordure droite, les monogrammes « WF » et/ou celui « MGP » (ou « WDP » comme propose de le lire Guy Delmarcel, professeur honoraire de l’Université de Louvain), interprétés jusque-là comme les marques de manufacture de deux ateliers distincts – dont celui de Willem de Pannemaker, le plus important en Europe entre 1535 et 1580. Dans le catalogue de la rétrospective Caron, Guy Delmarcel suggère toutefois d’associer ces deux monogrammes à la seule manufacture de Pannemaker. Si les bordures sont souvent porteuses d’informations relatives aux histoires tissées, comme il le souligne, celles de la tenture des Valois ne portent aucun titre, laissant penser qu’elles furent « destinées à un usage plus ou moins privé, dans une société qui reconnaissait les épisodes et surtout les nombreux personnages mis en scène. C’était une série ad usum Delphini, une image de l’unité de la famille pour elle-même, plutôt que pour des spectateurs extérieurs ». Si aucune hypothèse d’identification des cartonniers ne s’impose – celle émise par Frances Yates en 1959 du Gantois Lucas de Heere, puis celle proposée en 2018 par Frédéric Hueber du Beauvaisien Antoine Caron n’ayant pas convaincu –, un consensus existe en revanche sur le fait qu’ils ont travaillé à partir d’effigies des Valois, réalisées par les portraitistes de leur cercle, et de dessins de Caron. En particulier, les six identifiés entre 1949 et 1955 par l’historien de l’art britannique Anthony Blunt comme des « inventions » pour la tenture, en dépit de leurs différences avec l’œuvre tissée.
Chronique du règne de Charles IX
Depuis les premières pistes émises par Aby Warburg en 1932, les spécialistes n’ont eu de cesse de rattacher les scènes tissées à des événements historiques précis à l’aune des archives, de la littérature contemporaine et des inventions caronesques datées du début des années 1570. L’historien de l’art allemand les associa au règne de Charles IX (1563-1574), notamment aux fêtes données à Bayonne en 1565 dans le cadre du grand tour du royaume, organisé par sa mère alors régente. Sa proposition de reconnaître la course de bague du 19 juin, l’excursion sur l’île d’Aiguemeau (actuelle Lahonce) du 24 juin et le ballet équestre du 25 juin, tous trois décrits dans le Recueil des choses notables qui ont esté faites à Bayonne (1566), a été entérinée par la majorité depuis. Un consensus a aussi été trouvé au sujet de l’évocation de deux moments forts de la réception des ambassadeurs polonais, festivités diplomatiques organisées après l’octroi par la Diète de la Couronne de Pologne et de Lituanie à Henri de France (futur Henri III). Il s’agit d’une part du ballet des provinces de France, composé par Jean Dorat et chorégraphié par Balthasar de Beaujoyeux, représenté le 15 septembre dans une salle éphémère « de verdure et d’or » au jardin des Tuileries, et d’autre part de l’assaut de l’île du parc bellifontain joué la veille du départ d’Henri pour la Pologne. Des dissensions demeurent cependant. Ainsi, Frédéric Hueber reconnaît-il dans la tenture cinq fêtes données à l’occasion du mariage du duc Anne de Joyeuse, à Paris, en 1581. Notamment dans les tapisseries figurant le combat à la barrière et l’assaut d’un bastion en forme d’éléphant, que les autres spécialistes n’associent à aucun événement précis. Hueber reprend par ailleurs l’hypothèse formulée par Frances Yates de voir le départ d’Henri pour la Pologne dans la scène montrant la cour de France quittant le château d’Anet, que les autres experts comprennent aujourd’hui comme une métaphore de l’itinérance de la cour des Valois.
Galerie de portraits du cercle d’Henri III
Les spécialistes ne s’accordent pas davantage sur l’identification de la totalité des portraits en pied du premier plan qui, de l’avis général, sont des proches d’Henri III. « La reconnaissance et l’identification des personnages devaient être suffisamment claires aux yeux de la commanditaire, qu’il n’a pas paru nécessaire d’ajouter des inscriptions et des armoiries », regrette François-Pascal Bertrand. Catherine de Médicis et son fils Henri sont de toute évidence les deux héros de la tenture. Constat qui assied encore un peu plus le rôle d’ambassadrice du portrait de la reine mère en France dans la seconde moitié du XVIe siècle. « Collectionneuse de portraits, Catherine de Médicis possédait plus de cinq cent cinquante dessins au crayon ainsi qu’un grand nombre de peintures sur toile, encadrés dans des bordures de bois doré, exposés dans la galerie de l’hôtel de la Reine [à Paris] », rappelle Oriane Beaufils, qui précise : « À en juger par les inventaires des biens de la reine, les portraits furent sans conteste le domaine le plus important de son mécénat artistique. » En amont de la rétrospective Caron, la spécialiste des portraits français dessinés de la Renaissance, Alexandra Zvereva, s’est livrée à un patient jeu de reconnaissance des visages tissés à l’aune des effigies crayonnées par Étienne et Pierre Dumonstier, Jean Decourt, Jean Rabel ou Jean Foulon, et de celles gravées par Thomas de Leu. Contre la doxa générale, elle exclut la présence d’Henri IV parmi les portraiturés et identifie en revanche Henri, fils aîné de Claude de France et de Charles III de Lorraine, dans la tapisserie de l’Éléphant ; Charles de Lorraine-Guise, duc d’Aumale, Louis de Gonzague, duc de Nevers, et Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur, dans celle du Voyage.
La préséance aulique, une clef de lecture ?
Si Pascal-François Bertrand constate que « la tenture dresse, lorsqu’elle est déployée, un véritable portrait de la famille royale, unie alors que la réalité est tout autre, mais en matière de glorification, la vérité historique importe peu », il admet aussi qu’« il manque encore un fil directeur au récit de la tapisserie ». « Je n’ai pas proposé d’ordre d’accrochage des tapisseries, avoue Oriane Beaufils, car je ne suis pas convaincue qu’il y en ait eu un ! Je n’imagine pas un système figé avec un sens de lecture, un ordre sémantique. La tenture devait s’adapter à l’espace dans lequel elle était accrochée, sans qu’il y ait nécessairement la place pour chacune des pièces. » Alexandra Zvereva fait, quant à elle, le postulat d’un sens de lecture prédéterminé par les portraits, « car les galeries créées à l’époque respectent généralement la préséance. C’est notamment le cas chez Catherine de Médicis, qui attache une importance particulière à la hiérarchie aulique. Bien que la présence de plusieurs personnes par tapisserie complique l’exercice, un ordre pourrait se dessiner en commençant avec Fontainebleau qui met en scène le couple royal sans qu’aucun autre membre de la famille, y compris la reine mère, n’y apparaisse. Le Tournoi, avec les Valois au complet, viendrait en deuxième, suivi par la Quintaine, la Barrière, l’Éléphant, la Baleine, les Ambassadeurs et enfin le Voyage ». « Outre l’entretien de la mémoire du roi défunt Charles IX, la présence de portraits de cour au premier plan affirmait la grandeur de la royauté affaiblie par les conflits politiques et religieux, et montrait une famille royale unie autour de la reine mère, faisant oublier la discorde familiale et les rumeurs qui l’ont causée », analyse Pascal-François Bertrand, qui insiste aussi, comme l’ensemble des experts, sur la dimension personnelle du programme iconographique, centré sur l’art de la fête. Un unicum que l’on pensait avoir été tissé en un seul exemplaire avant qu’un fragment de tapisserie reprenant la partie gauche du Tournoi n’apparaisse récemment sur le marché. Acquis en 2019 par le musée national de la Renaissance, tissé en laine et soie, sans fil d’or ni d’argent, il n’intègre plus les portraits de Marguerite de France et de Louise de Lorraine. Le mystère se dédouble…