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Le Répertoire des acteurs du marché de l’art sous l’Occupation

Publié le , par Maïa Roffé
Cet article vous est offert par la rédaction de la Gazette

Établi sous la direction scientifique d’Inès Rotermund-Reynard et Elisabeth Futwängler, le programme de recherches franco-allemand sur les réseaux du marché artistique dans la France de Vichy est désormais accessible en ligne, sur le site de l’INHA.

Inventaire de l’hôtel de l’ancien ministre Georges Mandel, interné par le gouvernement... Le Répertoire des acteurs du marché de l’art sous l’Occupation
Inventaire de l’hôtel de l’ancien ministre Georges Mandel, interné par le gouvernement de Vichy au fort du Portalet, avril 1941.
© LAPI / Roger-Viollet

L e 3 décembre dernier, l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) lançait sur sa plateforme de données le «Répertoire des acteurs du marché de l’art sous l’Occupation, 1940-1945» (RAMA). Avec Elisabeth Furtwängler, de l’Université technique de Berlin, Inès Rotermund-Reynard a réuni un réseau international de soixante-dix experts et jeunes chercheurs autour de cet ambitieux programme, s’intéressant à ceux ayant fait vivre ce secteur dans la France de Vichy et aux œuvres passées entre leurs mains. «Depuis les révélations de l’affaire Cornelius Gurlitt, l’étude du marché de l’art pendant la période nazie a fait l’objet d’une attention accrue ; les collections sont contrôlées avec le plus grand soin et les provenances douteuses soumises à investigations. Ces dernières pâtissent toutefois d’une connaissance encore trop lacunaire de l’enchevêtrement transnational entre les marchés et leurs acteurs. Aucune recherche de fond n’avait encore été menée sur l’ensemble du réseau des marchands français, allemands et internationaux et ses différents intervenants : galeristes, courtiers, commissaires-priseurs, historiens de l’art, artistes, conservateurs et collectionneurs qui ont contribué à animer un secteur extrêmement florissant. Le projet franco-allemand RAMA a pour vocation de pallier cette lacune», expose Inès Rotermund-Reynard. Le titre de l’une de ses publications, Echoes of Exile, Moscow archives and the arts in Paris 1933-1945 (2015), résume à lui seul le parcours de l’historienne de l’art et germaniste. Entre 1993 et 2007, celle-ci a mené des recherches sur l’exil allemand en France de 1933 à 1940. Étudiante fascinée par la prodigieuse vitalité de l’art des années 1920 en Allemagne, elle a été l’assistante de Klaus Berger, professeur d’histoire de l’art ayant fui le pays en 1933, émigré aux États-Unis en 1941 puis en France en 1970 : «Antifasciste à la tête des bibliothèques municipales berlinoises depuis 1929, il avait refusé d’y inclure Mein Kampf. Il enseignait à l’Université populaire de Berlin et me racontait qu’il dépassait souvent l’heure de ses cours. Quelqu’un frappait à la porte : c’était Bertolt Brecht, professeur de théâtre…» Officier de l’armée américaine pendant la guerre, contributeur en 1946 du «Monuments, Fine Arts and Archives Program» (les fameux monuments men), l’homme semble ne pas être étranger à sa spécialisation sur les questions de provenance d’œuvres d’art. Sous l’Occupation allemande, le marché de l’art prospérait en raison de l’afflux de marchandise, issue en particulier des spoliations de personnes considérées comme juives selon les ordonnances allemandes, les lois de Vichy et son Commissariat général aux questions juives. En 2019, une exposition au Mémorial de la Shoah accompagnée de la publication du Marché de l’art sous l’Occupation, 1940-1944 (éditions Tallandier), de la docteure en histoire de l’art Emmanuelle Polack, révélait une véritable «euphorie» touchant les circuits de transfert des œuvres d’art : ateliers, galeries et maisons de ventes aux enchères. Le «Répertoire des acteurs du marché de l’art sous l’Occupation» identifie ces hommes et ces femmes actifs entre 1940 et 1945, en retraçant leurs réseaux et leurs liens avec celui de l'Allemagne sous le IIIe Reich à partir d’archives internationales – parfois inédites. Pour la première fois ont été dépouillés et croisés des fonds judiciaires des archives de Paris, des Archives nationales, de celles de la préfecture de police, mais aussi des fonds de la bibliothèque de l’INHA récemment acquis ou inventoriés – carnets d’adresses de marchands, catalogues de ventes – et des archives des musées allemands. À ce jour, cent cinquante articles biographiques ont été mis en ligne : cent cinquante noms, autant de vies, de l’historien et marchand d’art allemand Hildebrand Gurlitt à Paul Pétridès, impliqué durant ces années dans plusieurs ventes, notamment celles de trois œuvres ayant appartenu au marchand Paul Rosenberg. «Ces données sont indispensables à la connaissance des personnes, à la documentation des œuvres et aux recherches concernant leur histoire et leur provenance», insiste Inès Rotermund-Reynard. Elle a fait partie de l’équipe qui s'est chargée de l’ensemble Gurlitt en 2017, laquelle a identifié un tableau volé par l'occupant et ses collaborateurs au ministre français Georges Mandel (le Portrait de jeune femme assise de Thomas Couture), restitué à ses ayants droit en 2019.

se confronter historiquement aux zones grises et aux multiples nuances d’une question très complexe

Lumière sur une période trouble
Des protagonistes de l’Hôtel Drouot, interdit aux juifs tant du côté des commissaires-priseurs que des acheteurs et autorisé à rouvrir dès septembre 1940, sont ici mis en lumière : le marchand Martin Fabiani, de connivence avec l’expert Roger Dequoy pour échanger des œuvres modernes confisquées par l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg) contre des peintures du XVIIIe siècle destinées au musée de Linz voulu par Hitler ; son confrère André Schoeller, expert pour les ventes de biens israélites saisis ; le commissaire-priseur Alphonse Bellier, qui a organisé plus de deux cent cinquante ventes entre 1941 et 1944, dont certaines de collections de personnes spoliées. On en sait plus sur ces transactions grâce à l’acquisition récente par l’INHA du fonds d’archives du commissaire-priseur Guy Loudmer, successeur d’Alphonse Bellier. «Il ne s’agit pas de créer une base de données des coupables, mais bien de se confronter historiquement aux zones grises et aux multiples nuances d’une question très complexe, de mettre au jour ces structures et de soumettre les sources à un questionnement critique», précise Inès Rotermund-Reynard. À ce titre, le cas d’Ignacy Rosner est exemplaire : pour financer sa fuite vers Nice au début de l’Occupation, cet ancien fourreur d’origine israélite exerce, entre 1940 et 1942, une activité de courtier en œuvres d’art sur le marché parisien et est soupçonné d’avoir acheté, afin de les revendre, des tableaux issus de spoliations. Arrêté en 1944 dans le Sud, il est interné au camp de Drancy avant d’être déporté à Auschwitz. La chercheuse, qui a consacré sa thèse de doctorat à la vie et à l’œuvre du critique d’art juif allemand Paul Westheim tout au long de son exil en France (dès 1933) puis au Mexique (de 1941 à sa mort en 1963), sait combien la période était trouble. Au terme de recherches menées de 2008 à 2010 dans les Archives spéciales de Moscou – où sont notamment réunis des fonds d’exilés juifs spoliés par les nazis à Paris et emportés par l’Armée rouge comme trophées de guerre –, elle a découvert que Westheim avait une compagne secrète à Berlin, l’historienne de l’art Charlotte Weidler. Les lettres qu’elle lui écrit sont une source pour ses critiques d’art résistantes dans la presse des exilés, et montrent qu'il lui avait confié sa collection d’art expressionniste allemand – «art dégénéré» aux yeux du régime. «Pendant les années 1930, Charlotte Weidler a commencé à vendre certaines œuvres avec son accord pour lui envoyer de l’argent. D’un point de vue juridique, il s’agit de ventes forcées, mais c’était une façon de sauver son ami et ses œuvres d’art. Quand j’ai voulu publier ces lettres, des avocats se sont interposés, un procès entre les héritiers de Westheim et ceux de Weidler se tenant au tribunal de New York. J’y ai témoigné en tant qu’experte pour apporter des sources sur la complexité de cette histoire très émouvante», nuance Inès Rotermund-Reynard. La recherche est vivante, incarnée. Les faits extraits des archives ne sont pas seulement des données mais des destins.
 

à consulter
Répertoire des acteurs du marché de l’art en France sous l’Occupation, 1940-1945, RAMA,
en accès libre sur agorha.inha.fr/rama
En français, en allemand et bientôt en anglais.