La cérémonie dans les salons de l’Élysée, le 31 mai, à l’adresse de cinq cents élus pour finaliser la mission Bern fut une opération politique de communication exemplaire. Maniant habilement le verbe entre éloge et critique, les acteurs du patrimoine ont fait contre mauvaise fortune bon cœur.
Ils sont venus. Ils sont tous là. Dès qu’ils ont entendu le cri d’Emmanuel Macron. Mais contrairement à la complainte de Charles Aznavour, ce n’est pas la Mamma qui va mourir là. C’est le patrimoine. Les cris d’alarme retentissent depuis des années : un quart des édifices protégés au titre des monuments historiques sont dans un état préoccupant, 5 % jugés en péril, et un parc d’édifices vernaculaires non protégés, en attente de restauration impossible à quantifier. Dans ces conditions, la cérémonie de lancement du «Loto patrimoine», à l’initiative du président de la République, le 31 mai à l’Élysée, avait donc des allures de grand-messe. «Quand on parle de patrimoine, on parle de l’identité de notre pays […]. De cette forme d’identité qui réconcilie, loin des débats qui ont beaucoup divisé le pays ces dernières années.» Le discours tant attendu du chef de l’État est lyrique, et convaincu. Et de conclure que «le patrimoine doit être une grande cause nationale». Du point de vue communication, l’opération est un sans-faute. Du point de vue factuel, le bilan est funeste. Peu dupes, les acteurs en présence ont fait preuve de lucidité. «10 à 15 millions d’euros que permettra de récolter l’opération avec la Française des jeux, ndlr , c’est formidable», lance un Guillaume Poitrinal enthousiaste ; ce président de la Fondation du patrimoine sera chargé de recueillir les recettes des opérations. Avant de reconnaître : «Mais c’est très insuffisant. Il faudrait 2 milliards d’euros pour couvrir les besoins.»
Une goutte d’eau
«Le Loto peut paraître anecdotique, comme une goutte d’eau dans l’océan des besoins du patrimoine, reconnaît Stéphane Bern sur le perron de l’Élysée. Cette opération est surtout un coup de projecteur offert à tous les monuments pour rappeler que nous sommes tous collectivement responsables.» La stratégie communication bat son plein : en un tournemain, la responsabilité du patrimoine qui incombe à l’État est subrepticement transférée aux Français, et plus spécifiquement à leur porte-monnaie. Avec un pilotage depuis le plus haut niveau de l’État, on en oublierait presque qu’aucune action gouvernementale n’a en réalité été annoncée. L’enthousiasme de l’animateur sincèrement investi dans sa mission, au profit du patrimoine français, s’est heurté à la manœuvre politique. Il n’aura finalement décroché que l’organisation d’un appel au don national, la création du tirage d’un «Super Loto patrimoine» le 14 septembre, accompagné d’un jeu de grattage dont la qualification habile d’«acte militant» doit faire bondir les associations de lutte contre la dépendance aux jeux d’argent. Sur les 15 millions d’euros escomptés, un tiers seront alloués à 6 % des 269 monuments à restaurer identifiés. La rue de Valois peut donc se féliciter de lancer avec la mission Bern un «financement innovant», en faveur de nos monuments. Faire payer le contribuable est en effet très innovant, mais alors du point de vue du rapporteur des finances publiques.
Poudre aux yeux
D’un discours à l’autre, les éloges envoyés à un Président dont la conscience patrimoniale serait sans précédent balaieraient presque les années mitterrandiennes. Qu’est-ce que la création en 1984 des Journées portes ouvertes du patrimoine, ancêtres des JEP, si ce n’est une opération de sensibilisation nationale à nos vieilles pierres ? Il est vrai que la différence est de taille : à l’époque, Jack Lang doublait aussi le budget des monuments historiques. Depuis 2013, les crédits dédiés au patrimoine sont en baisse continue. À ces coupes claires s’ajoute une triple incertitude fiscale, liée premièrement au passage de l’ISF à l’IFI, qui, selon nos informations, aurait divisé par deux les dons au titre du mécénat sur l’ISF en 2017 ; deuxièmement, au flottement quant à la défiscalisation des dons effectués en 2018, année fiscale blanche ; et troisièmement, au scepticisme de l’avenir du mécanisme fiscal du mécénat avec le prélèvement à la source à partir de 2019. En résumé, plutôt que de prendre la mission Bern comme une opportunité en faveur de l’ouverture d’une réflexion de fond sur le modèle économique du patrimoine, le gouvernement n’envoie que de la poudre aux yeux. Quel dialogue veut l’État avec la société civile en matière de financement de l’intérêt général ? Quel sera l’avenir des monuments poussés à développer des activités lucratives qui, du même coup, les prive des avantages du mécénat ? Écarté du dossier, le ministère de la Culture dont la direction générale du patrimoine souffre avec le départ successif de ses têtes ne sera sûrement pas appelé à se pencher sur ces questions. Faire de la fondation du Patrimoine, un acteur de droit privé, la cheville ouvrière de tout ce dossier, est une reconnaissance bien méritée de son action, tout autant qu’un désaveu de l’administration. «Notre action sur le terrain est de plus en plus problématique. Avec la déliquescence de notre autorité, nous la jouons discrètement», murmure un directeur de DRAC. Ironie du sort, dans ce grand marasme hypocrite, une seule figure a l’audace de ses convictions : Stéphane Bern. Telle une bravade à Françoise Nyssen, assise au premier rang, il a ouvertement défendu ce garde-fou de la protection des monuments qu’est l’avis conforme des architectes des bâtiments de France. La salve d’applaudissements aussi intense que spontanée qui s’en est suivie sonnait comme le cri d’espoir d’un parterre résigné à la fin du service public du patrimoine.