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Le Maître de l’Énéide : plongée dans les ateliers d’émailleurs limougeauds de la Renaissance

Publié le , par Vanessa Schmitz-Grucker
Vente le 28 mai 2021 - 11:00 (CEST) - Salle 1-7 - Hôtel Drouot - 75009

Cette plaque en émail peint polychrome, provenant de l’ancienne collection Porgès, est issue d’un vaste ensemble à l’intérêt muséal, exécuté à la Renaissance dans les ateliers de Limoges.

Maître de l’Énéide, Limoges, vers 1525-1530, Les Bocages fortunés, plaque en émail... Le Maître de l’Énéide : plongée dans les ateliers d’émailleurs limougeauds de la Renaissance
Maître de l’Énéide, Limoges, vers 1525-1530, Les Bocages fortunés, plaque en émail peint polychrome sur cuivre et sur paillons d’argent avec rehauts d’or. Cadre en veau doré, à l’intérieur en velours rouge cramoisi (travail français de la première moitié du XVIIe siècle), la plaque : 22,5 19,8 cm.
Estimation : 200 000/300 000 €, 
adjugé 1 184 960 €

Cent vingt-neuf ans qu’elle n’était pas apparue en salle des ventes. Notre plaque en émail ressurgit d’un lointain passé, après une longue épopée marquée par des intrigues dévoilées et de mystères à percer. Nous sommes ici face à un objet qui interroge autant qu’il fascine dans le répertoire des orfèvres-émailleurs des ateliers de Limoges. Si d’autres émaux de l’opus lemovicense se sont inspirés de l’Énéide de Virgile, l’ampleur de cette œuvre est sans égale dans l’émaillerie limousine, et ce alors que les artisans avaient atteint, en cette période, un rare niveau d’excellence dans la technique de l’émail peint sur cuivre. Une maîtrise qui leur attire les faveurs des têtes couronnées ou fortunées : François Ier comme Henri de Montmorency-Bouteville furent de grands amateurs de ces tableaux nés du feu et contribuèrent à leur renommée. Les artistes, eux, sont dans leur très grande majorité demeurés anonymes. L’auteur de notre plaque porte ainsi un nom de convention : le Maître de l’Énéide. Qui fut-il ? Les tentatives d’attribution de cet ensemble à un émailleur connu sont encore controversées, et sa véritable identité demeure inconnue. Qui fut le commanditaire des émaux ? Lui aussi garde tout son mystère. On peut imaginer qu’une telle série ait été destinée à un studiolo, l'un de ces cabinets qui sous François Ier intègrent à leurs boiseries toutes sortes de curiosités.
 

 

Une réapparition remarquée
L’émail sur cuivre fait, à la Renaissance, la fortune de Limoges, comme en leur temps les célèbres émaux champlevés, dont la gloire fut interrompue par la guerre de Cent Ans. Les ateliers limousins détiennent le monopole sur les émaux peints. Alors que les Italiens, notamment à Murano, peignent sur argent, les artisans limougeauds optent pour le cuivre : son moindre coût participe sans nul doute à leur succès commercial ! S'ils se mettent à copier dans les années 1515-1520 les estampes en petites suites, notre émailleur, lui, se lance dans la reproduction de tout un livre, identifié par Jean-Joseph Marquet de Vasselot comme étant l’œuvre de l’imprimeur strasbourgeois Johann Grüninger, Virgile (1502). À ce jour, le corpus du Maître de l’Énéide se limite à cette série, probablement inachevée puisque l’émailleur s’arrête au livre IX quand l’ouvrage en comprend douze et cent quarante-trois illustrations. Quatre-vingt-deux plaques émanant d’un seul atelier, d’une seule main et tirées du même modèle : un ensemble tout à fait exceptionnel. Elles sont toutes identifiées. Parmi elles, onze se trouvent au Louvre, quinze au Metropolitan Museum, sept à la Walters Art Gallery de Baltimore, deux au Victoria & Albert Museum, une au musée national de la Renaissance d’Écouen, deux au Los Angeles County Museum of Art et une au Rijksmuseum d’Amsterdam, entre autres. Trente-six demeurent dans des collections privées, notamment chez les Rothschild et le duc de Northumberland. La réapparition de celle-ci sur le marché est d’autant plus inattendue que la femme du diamantaire et collectionneur Jules Porgès l’avait, à la mort de son époux, jalousement et précieusement conservée. Porgès lui-même l’avait acquise auprès d’un collectionneur allemand qui en avait repéré en juillet 1892 à Londres, lors de la dispersion de la collection d’Hollingworth Magniac, éminent spécialiste de l’art médiéval. Ces vingt plaques – la plus grande collection du Maître de l’Énéide jamais constituée – furent ensuite exposées dans la galerie de tableaux de l’hôtel Porgès, au 18, avenue de Montaigne à Paris. Après sa disparition en 1921, dix-neuf plaques sont dispersées, qui formeront la quasi-totalité du fond du Metropolitan. Mais la nôtre est restée jusqu’à ce jour dans la famille du collectionneur. Ce dernier l’appréciait probablement particulièrement, lui qui l’a dotée d’un cadre à l’intérieur de velours rouge cramoisi, un ouvrage français de la fin du XVIIe siècle.

 

Intérieur de l’hôtel particulier de Jules Porgès, avenue Montaigne, avec, posée au centre de la commode à gauche, la plaque dans son cadre
Intérieur de l’hôtel particulier de Jules Porgès, avenue Montaigne, avec, posée au centre de la commode à gauche, la plaque dans son cadre, entourée de ses consœurs, maintenant conservées au Metropolitan de New York.
DR

La marque de Limoges
Il faut dire que la plaque, comme les autres ni signée ni datée, sublime toutes les qualités du Maître de l’Énéide, celles d’un atelier limousin du temps de François Ier. Les personnages des gravures sur bois de Grüninger sont, ici, davantage idéalisés pour correspondre aux canons de la Renaissance. La composition, quoique dense, est plus claire, moins foisonnante que l’original gothique. Les effets chromatiques de la pièce ont probablement contribué à son succès auprès des collectionneurs : les couches d’émail colorées par des oxydes métalliques sont apposées sur celles de cuivre avant la cuisson, un travail titanesque ! D’un point de vue technique, le Maître de l’Énéide utilise un fondant laissant apparaître la couleur du support, à la manière de Léonard Limosin (vers 1505-1575/1577), son contemporain. La tonalité chromatique est douce, relevée par une abondance de rehauts d’or. La fréquence des tons jaune et brun-violet, un rien délavés, les carnations d’un blanc rosé, l’eau schématisée par des traits parallèles noirs sur un émail bleu-gris sont autant de caractéristiques communes qui confirment que toutes les plaques émanent d’une seule et même main. De même pour leur contre-émail en fondant : la technique ne s’est pas encore généralisée dans les ateliers limousins, un contre-émail épais étant toujours de mise pour que la plaque ne se déforme pas au feu. Le Maître de l’Énéide, lui, systématise cet usage dans la série, comme une signature. Mais son œuvre recèle encore bien des secrets. Un document d’archive ou une autre série de la même main pourraient un jour révéler l’identité de l’émailleur, et ouvrir de nouvelles perspectives de lecture et de découvertes.

Le Maître de l’Énéide
en 5 collections célèbres

Ducs de Northumberland,
château d’Alnwick

Baronne James
de Rothschild (1805-1886)

Duc de Marlborough,
Blenheim Palace

Thomas Fortune Ryan (1851-1928)

Jules Porgès (1839-1921)


 

vendredi 28 mai 2021 - 11:00 (CEST) - Live
Salle 1-7 - Hôtel Drouot - 75009
Coutau-Bégarie
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