En 2018, l’institution danoise, nichée dans un parc arboré en bord de mer, fêtera ses soixante ans d’existence. Incarne-t-elle toujours ce modèle idéal, aux antipodes des musées encyclopédiques ?
À quelques encablures au nord de Copenhague, le village d’Humlebæk aurait pu passer totalement inaperçu. Son paysage idyllique de carte postale, où s’égrènent de charmantes maisons de bois colorées sur fond de mer Baltique, n’est pas unique au Danemark. Pourtant, l’un de ses hôtes a fait la réputation de cette bourgade. Depuis 1958, le Louisiana Museum of Modern Art y abrite une collection d’art moderne, considérée comme la plus importante du pays, et même de Scandinavie, à côté de celle du Moderna Museet de Stockholm. Mais «Louisiana», comme on le nomme là-bas, est bien plus que cela. Il y règne une atmosphère de bien-être quasi indéfinissable. Voyage au cœur d’un lieu de vie, que l’art et l’architecture, associés à la nature, rendent vraiment singulier.
Une allure moderniste
Dans les années 1950, Knud W. Jensen (1916-2000) est un homme d’affaires influent de la capitale danoise. Passionné d’art, il imagine un espace où le public pourrait admirer des œuvres, sans être jugé ou avoir un sentiment de lassitude ou d’excès, assez fréquent dans les musées érigés en «cathédrales de l’art». Il achète alors un domaine constitué d’une ancienne villa du XIXe siècle, appelée «Louisiana» par son premier propriétaire en l’honneur de ses trois épouses toutes prénommées Louise ! , dans un environnement bordé d’un petit lac à l’ouest, et de la Baltique à l’est. En 1956, les jeunes architectes danois Jørgen Bo et Vilhelm Wohlert prennent en charge le chantier qui s’étoffe au fil du temps. Fortement inspirés par l’école du Bauhaus et l’architecture moderniste de la baie de Californie, ils dessinent un édifice aux lignes épurées et intemporelles, dont les géométries et les rythmes jouent avec la lumière et ses reflets, les matériaux le verre, le bois, la brique, l’acier , une nature foisonnante et des points de vue imprenables. Ils aménagent d’abord trois pavillons reliés par de longs couloirs de verre puis, entre 1966 et 1971, réalisent de nouveaux bâtiments. Après l’auditorium créé en 1976, ils démarrent l’aile sud, ouverte en 1982, afin d’y présenter les collections permanentes, non exposées jusqu’alors, par manque de place. Enfin, la partie dédiée à l’art graphique est construite en 1991, l’ensemble des travaux sur le site prenant fin en 1994. «L’entreprise a été pensée de manière à ce que les pièces, sublimées par le cadre exceptionnel en harmonie avec les salles, dialoguent naturellement avec le spectateur, explique Poul Erik Tøjner, directeur du musée depuis 2000. Tout a été conçu à l’échelle humaine. La plupart des œuvres sont placées à hauteur de vue, et certaines salles sont très intimistes. À l’extérieur, le parc de sculptures comme la terrasse Calder proposent de belles respirations.» L’un des exemples manifestes de cet équilibre délicat entre majesté naturelle du site et «humanité» des espaces, reste la galerie Giacometti. Dédiée en grande partie aux œuvres du sculpteur suisse, elle est construite sur deux niveaux avec, au premier, un écrin plus confidentiel. Femme debout IV et Homme qui marche (1960), faisant écho au Man and Child de Francis Bacon (1963), possèdent une dimension nouvelle par les proportions monumentales de la salle et leur rapport immédiat aux arbres, au lac, à la lumière extérieure venant «caresser» l’imposante baie vitrée.
Pour un hommage à l’art d’après-guerre
Mais une architecture muséale, aussi étudiée soit-elle, manquera toujours de force si les œuvres qu’elle recèle ne s’avèrent pas à la hauteur. Pour Knud W. Jensen, l’objectif était de créer une harmonie subtile entre des bâtiments élégants de sobriété et des collections à la présence indéniable. Jensen aimait l’art danois, mais, en 1959, une visite à la documenta de Cassel bouleversa ses plans. «Il y “rencontra” l’art moderne international, ajoute Poul Erik Tøjner. Depuis, notre collection, forte de 3 500 pièces, s’est enrichie d’œuvres d’après-guerre, grâce à la générosité de mécènes, artistes et fondations nationales.» Au-delà de toiles emblématiques de Picasso, dont le célèbre Déjeuner sur l’herbe de 1961, ou Joueur de cartes de 1971, «Louisiana» a, pour beaucoup, établi sa renommée grâce à un important corpus pop d’Andy Warhol, Roy Lichstentein, Claes Oldenburg, Jim Dine, ou encore Robert Rauschenberg. Sur tous les murs, au centre de pièces très aérées, on devine un ensemble de grande envergure.
Renouvellement permanent
Lumière est faite sur le patrimoine danois, dont une galerie entière est vouée à l’art d’Asger Jorn et au mouvement CoBrA, mais aussi sur les artistes américains de l’école de New York, sur l’art allemand post-war d’Anselm Kieffer, Georg Baselitz, Sigmar Polke ou Gerhard Richter. Yves Klein scande les cimaises avec ses monoblue (IKB 75), monogold et monopink de 1960, en compagnie des nouveaux réalistes. Enfin, on peut admirer de multiples photographies, vidéos, installations expérimentales, comme Gleaming Lights of the Souls de Yayoi Kusama (2008) ou encore Tree et Rock (2009-2011) d’Ai Weiwei. Pas question cependant de proposer un panorama permanent du corpus complet, même si la chambre de la plasticienne nippone et les sculptures iconiques de Giacometti sont pérennes. «Nous réinventons fréquemment notre accrochage, en créant des focus appuyés sur quelques artistes, explique Knud W. Jensen, dans son ouvrage Louisiana, the Collection and the Buildings, en 1985. Notre manière est typique des politiques muséales actuelles d’acquisition.»
Art et nature, le génie du lieu
Enfin, cette présentation renouvelée assortie d’expositions temporaires, dans l’air du temps, s’agrémente d’un parc statuaire, conférant à l’institution sa vraie spécificité. Ce paysage à l’anglaise réserve de belles surprises, tant d’un point de vue environnemental qu’artistique. «Knud W. Jensen collabora avec de nombreux créateurs qui réalisèrent des pièces en fonction de la topographie variée du domaine, déclare P. E. Tøjner.» Le mobile Little Janey Waney de Calder trône sur la terrasse qui porte son nom, et Two Pieces reclining Figure no5 d’Henry Moore converse avec l’horizon maritime. Celles de Max Ernst ou encore de Jean Arp semblent, de-ci de-là, faire une haie d’honneur aux visiteurs. L’une des plus pertinentes est The Gate in the Gorge de Richard Serra, composée de deux plaques d’acier Corten incurvées. Située au creux d’un ravin, l’œuvre parée de tonalités mouvantes au gré des saisons se fond magistralement dans le décor naturel et semble faire front à la mer. Ainsi mises en scène, les sculptures s’ancrent profondément dans le lieu et éclairent notre perception de la nature, de la mer et des éléments atmosphériques. En 2005, l’architecte français Jean Nouvel, célébré au musée à travers l’exposition «Louisiana Manifesto», s’exclame : «À “Louisiana”, chaque chose est immédiate et tout est chez soi. […] Les arbres rentrent dans les salles, jouent avec les murs de verre et les œuvres…» Il évoque le concept d’«architecture louisianienne» : «C’est lorsqu’un paysage appartient au bâtiment et réciproquement, et que les gens incombent au lieu. Un lieu où tous les éléments constituent un monde naturel.» À Humlebæk, ce «monde naturel» n’a pris aucune ride depuis près de soixante ans. Terre impertinente «apprivoisée» avec intelligence, nature intimement connectée à l’art et à l’architecture : ce site est un espace global à expérimenter, où l’homme a rendez-vous avec lui-même. Un lieu vivant dans et pour le monde, en accord avec son genius loci, que peu de musées ont su, jusque-là, égaler.