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Le jardin du Rédempteur à Venise, un ilôt à préserver

Publié le , par Olivier Tosseri

Sur l’île de la Giudecca, à l’ombre de la célèbre église palladienne, le jardin potager vieux de cinq siècles fait l’objet d’un important chantier de restauration. Un projet vital pour la cité des Doges et ses habitants.

L’église du Rédempteur à Venise, sur l’île de la Giudecca. © Carlo Soffietti  Le jardin du Rédempteur à Venise, un ilôt à préserver
L’église du Rédempteur à Venise, sur l’île de la Giudecca.
© Carlo Soffietti

«Là où passent les touristes, l’herbe ne repousse pas» : ce pourrait être le nouvel adage des Vénitiens voyant les foules de visiteurs submergeant leur ville. Ses espaces verts refleurissent pourtant, grâce notamment au travail de la Venice Garden Foundation, créée en 2014 par Adele Re Rebaudengo. À l’origine, cette héritière d’une grande famille d’aristocrates italiens se destinait à une carrière d’avocate, avant d’œuvrer dans le domaine culturel en présidant l’association Agartha, qui promeut des projets essentiellement liés à la photographie. Depuis bientôt une décennie, elle se consacre aussi à la restauration des parcs et jardins historiques. Elle fut ainsi à l’origine du projet – avec l’appui du géant de l’assurance Generali – qui avait alors permis de redonner vie aux Giardini Reali («Jardins royaux»), à côté de la place Saint-Marc. Créés en 1806 par Napoléon sur une parcelle occupée par d’anciens entrepôts médiévaux, ils avaient connu de nombreuses vicissitudes avant d’être abandonnés : ils ont été rouverts au public en décembre 2019. C’est désormais au jardin potager du couvent du Rédempteur, sur l’île de la Giudecca, de faire l’objet des efforts de la fondation. Si la célèbre gravure sur bois Vue de Venise à vol d’oiseau de Jacopo de’ Barbari avait été imprimée en couleurs, la Giudecca aurait été, à la fin du XVIe siècle, essentiellement verte. La plus grande île de la lagune est à l’époque recouverte de jardins et de potagers, au milieu desquels se perd l’ermitage d’une poignée de moines capucins. La monumentale église du Rédempteur, conçue par l’architecte Andrea Palladio en 1577, ne va pas tarder à se dresser à proximité. Le Sénat de la Sérénissime honore ainsi le vœu prononcé afin de s’attirer les grâces du Christ Sauveur pour vaincre la peste de 1575, laquelle vient de décimer presque un tiers de sa population. Près de cinq siècles plus tard, une vingtaine de religieux vivent et travaillent toujours dans le couvent lié à cette église. Ils entretiennent l’un des plus anciens jardins potagers de Venise, le seul à avoir gardé son extension d’origine, avec environ un hectare.

© Cynthia Giard Préfontaine
© Cynthia Giard Préfontaine

Un jardin médiéval
Cet îlot paisible, longtemps resté à l’abri des regards, n’a pas été épargné par la furie de l’acqua alta historique de novembre 2019. La marée de 187 centimètres, son plus haut niveau depuis plus d’un demi-siècle, a dévasté la ville et le jardin de la Giudecca. «Venetia Hortus Redemptoris» est le nom du vaste chantier de restauration botanique et architecturale qui vient d’être lancé pour effacer les lourds dommages subis. «Juste après l’inauguration des Jardins royaux, devenus un espace de paix au milieu de l’un des endroits les plus congestionnés de la ville, je suis allée frapper à la porte du couvent pour demander la gestion du jardin potager, se souvient Adele Re Rebaudengo. Il est né au lendemain de l'une des plus violentes pestes de notre histoire, et le faire renaître après la pandémie que nous avons vécue représente, comme alors, un geste de gratitude, un projet d’espoir». Le coût global des travaux s’élève à 5,5 M€, dont 2 M€ destinés au jardin, provenant des ressources allouées par le plan de relance européen. Un groupe de mécènes privés contribuera aux 3,5 M€ nécessaires à la restauration des bâtiments adjacents du couvent. La mission la plus délicate n’a pas été de lever des fonds, mais bien d'écarter les obstacles d’une véritable forêt bureaucratique, puisque les lieux dépendent à la fois du Saint-Siège, du patriarcat de Venise et, évidemment, de la Surintendance des biens culturels. La voie s’est entièrement dégagée il y a tout juste deux ans. Le projet a été confié à l’architecte paysagiste Paolo Pejrone, spécialiste des jardins monastiques et déjà auteur des Giardini Reali. Il est épaulé par l’architecte turinoise Alessandra Raso, qui a collaboré à la Biennale de Venise et à la Triennale de Milan. Le chantier qui vient de s’ouvrir entend préserver intact l’esprit franciscain d’un Hortus qui a cinq cents ans d’histoire. Des recherches ont été menées dans les archives pour reconstituer fidèlement le jardin des «simples», nom donné aux plantes médicinales au Moyen Âge. L'endroit n’est pas seulement un espace de travail où sont cultivés fruits et plantes aromatiques, indispensables à la nourriture et à la pharmacopée des moines capucins : c’est aussi un lieu de méditation, qu’il convient d’embellir avec des fleurs, lesquelles servent également à orner les autels.

 

© Carlo Soffietti
© Carlo Soffietti

Sur cet hectare de terrain, 250 arbres seront ainsi replantés. Le nombre d’oliviers sera augmenté pour permettre la production d’huile, et l’apiculture sera développée grâce à un jumelage avec le rucher du jardin du Luxembourg, à Paris. Des artistes contemporains sont chargés d’en dessiner les ruches. Outre les traditionnels melons, fraises et courgettes, le potager et le verger seront ornés de 1 520 espèces florales. «Le jardin sera traversé par une allée de quatre cents mètres, abritée par une pergola sur laquelle grimperont vignes, glycines et bégonias, explique avec enthousiasme Adele Re Rebaudengo. Au centre se trouvera un bassin d’eau avec des nénuphars, allusion au rôle central que l’Orient a joué dans l’histoire de la Cité. L’irrigation sera assurée par une citerne recueillant l’eau de pluie, car ce projet repose sur les principes de responsabilité environnementale, de durabilité et d’autosuffisance.» Une série de bâtiments seront réhabilités au fond du jardin, à commencer par la serre, mais aussi la cavàna, le garage maritime des embarcations de la lagune. Dans les anciens ateliers des moines, notamment la filature où étaient confectionnées leurs robes, seront ouverts une bibliothèque ainsi qu’un réfectoire. La petite chapelle abandonnée retrouvera quant à elle son usage initial. Les visiteurs pourront s’y recueillir, puisque le jardin ouvrira au public tous les jours – vraisemblablement à partir de l’automne 2024 –, mais à des horaires précis pour ne pas troubler la sérénité et la prière des occupants du couvent.

«Restaurer un jardin et le protéger signifie participer à la conservation d’un bien historique, botanique et paysager, mais également reconnaître son rôle dans un contexte social, insiste Adele Re 
Rebaudengo. En cette période postpandémique, nous assistons à un regain d’intérêt inédit et à une attention toute particulière pour les jardins. L’homme et la ville doivent retrouver un rapport harmonieux avec la nature.» Une nécessité dont la Sérénissime est devenue le paradigme. La ville lacustre par excellence est également un emblème de la cité moderne, avec une forte densité de constructions sur un espace restreint, arraché à son environnement. Venise est née d’un combat contre la nature et ne survit qu’en résistant à ses assauts, lesquels sont de plus en plus violents avec l’accélération des changements climatiques. Son histoire, longue de quinze siècles, est celle d’un équilibre précaire pour protéger une fragile symbiose avec l’eau qui ressemble toujours plus à un corps-à corps. Jardins de la Biennale, de Groggia ou de Papadopoli, parcs Savorgnan ou de San’Elena… Plus de 127 000 mètres carrés d’espaces verts et de parcs publics se détachent du bleu de la lagune, de l’ocre des toits ou des façades immaculées des églises. Un équilibre qui fait la beauté de la Sérénissime, et auquel la Venice Garden Foundation continuera à apporter sa touche. Sauver les poumons verts d’une ville souffrant d’asphyxie touristique est devenu une véritable mission.

 

à voir
Basilique del Santissimo Redentore,
île de la Giudecca, Venise, tél. : +39 041 27 50 462.
www.museionline.info
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