Un péril chasse l’autre. Au moment où se dissipent les nuées d’une hausse de la TVA, les acteurs du marché se retrouvent confrontés à un projet de loi qui pourrait menacer l’ensemble du monde de l’art. Votée en première lecture le 17 mars au Sénat, cette proposition abrogerait la loi de 1895 contre le faux en art. Dans son rapport, le sénateur Bernard Fialaire s’alarme des scandales auxquels cette loi ne parvient pas à répondre. Un avant-projet, catastrophique, a été corrigé. Il n’en reste pas moins que ce nouveau délit, soumis à des peines extrêmement lourdes (de cinq à dix ans d’emprisonnement et de 375 000 à 1 M€ d’amende, selon la gravité), s’inscrirait au code du patrimoine, mais non au code pénal – manière sans doute d’escamoter la commission des Lois et le ministère de la Justice. La définition de l’infraction est extensive : « Le fait de réaliser ou de modifier par quelque moyen que ce soit une œuvre d’art ou un objet de collection, dans l’intention de tromper autrui, sur l’identité de son créateur, son origine, sa datation, sa nature ou sa composition ». Toute personne ayant restauré une peinture ou redoré une garniture en bronze courrait un risque dès lors qu’une volonté trompeuse puisse lui être opposée. Serait puni de même « le fait de présenter, de diffuser ou de transmettre, à titre onéreux ou gratuit, une œuvre d’art ou un objet de collection, en trompant, par quelque moyen que ce soit, sur l’identité de son créateur, son origine, sa datation, sa nature ou sa composition ». La confusion juridique est patente quand un article taxe de « faux » tout objet à la provenance fallacieuse. Or, celle-ci peut signaler un trafic, certes répréhensible, mais en soi, elle n’empêche pas l’objet d’être authentique.
Les tribunaux pourraient ordonner la destruction des œuvres et des interdictions d’activité. Sont explicitement visés « les marchands mal intentionnés ». Mais quels risques les dérives d’une telle loi feraient-elles courir aux conservateurs pour leurs expositions, aux experts, qui changeraient une datation, ou aux journalistes rendant compte d’un objet problématique exposé dans une galerie ? Un historien d’art modifiant une attribution pourra-t-il se voir accusé d’avoir « présenté » une œuvre « en trompant sur l’identité du créateur » ? Il faudrait aux tribunaux prouver l’intention de tromper. Mais qu’est-ce qui empêcherait magistrats, enquêteurs et plaignants de légitimer un soupçon de supercherie par l’existence d’une voix discordante ? « Vous avez bien dû avoir des doutes, puisqu’Untel avait émis une contestation sur cet objet ! » Fiction ? C’est exactement cet argument de doutes exprimés par certains, a posteriori, qui a été avancé pour justifier la mise en examen des conservateurs pour les achats du Louvre Abu Dhabi. Au titre d’une telle loi, les sénateurs pourraient être inquiétés pour avoir approuvé « à plusieurs » (circonstance aggravante) la restitution dudit « sabre d’El Hadj Omar », dont les historiens avaient alors démontré qu’il ne pouvait s’agir de son arme, prenant ainsi le risque de tromper l’opinion publique et les autorités du Sénégal sur « l’origine » et « la nature » de l’objet. Sous le coup de l’émotion, l’art mérite-t-il tant d’excès, alors qu’existent déjà des lois pour réprimer la tromperie, l’escroquerie, le recel et le blanchiment, ainsi que le décret Marcus ? Le sénateur Fialaire répond par ces mots : « Puisque l’art est la chose de tous, l’atteinte à sa vérité ou à sa provenance doit être sanctionnée au nom de l’intérêt général. » Difficilement compréhensible, cette phrase traduit la sacralisation d’une « vérité de l’art », qui devrait être exempte de toute atteinte. Que Dieu nous garde d’une Vérité démontrée, nécessaire et immuable pour reprendre les mots de Bossuet, dont les magistrats se feraient les nouveaux prêtres.