Gazette Drouot logo print

Le droit des musées sur leurs collections

Publié le , par Emmanuel Pierrat et Laura Paoli

Le fait qu’une œuvre soit tombée dans le domaine public n’autorise pas automatiquement sa libre reproduction, musées et collectionneurs possédant des droits spécifiques.

  Le droit des musées sur leurs collections
 

La Galerie des Offices, le célèbre musée de Florence, a annoncé poursuivre Jean Paul Gaultier pour un «usage non autorisé de la Vénus de Botticelli». Le couturier a en effet utilisé le chef-d’œuvre pictural sur des vêtements, lesquels sont par ailleurs visibles sur son site et ses réseaux sociaux. Rappelons que les musées se servent de ce qui est appelé un «droit d’accès» pour monnayer le droit de reproduire leurs collections, y compris celles contenant des œuvres tombées dans le domaine public et qui ne sont donc plus protégées par un droit d’auteur.
Le principe d’indépendance de la propriété incorporelle sur les œuvres d’art
L’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle prévoit un principe essentiel selon lequel «la propriété incorporelle […] est indépendante de la propriété de l’objet matériel. L’acquéreur de cet objet n’est investi, du fait de cette acquisition, d’aucun des droits prévus par le présent code». Aux termes de cette disposition, l’exploitation d’une œuvre ne peut donc être confondue avec son support matériel. Cela signifie que le propriétaire du support matériel d’une œuvre, qu’elle soit un tableau ou un tirage original, ne dispose pas des droits d’exploitation sur cette œuvre, sauf s’il en est stipulé autrement dans le cadre d’un contrat conclu avec l’artiste ou ses ayants droit. La règle d’indépendance des propriétés intellectuelle et matérielle s’applique, quel que soit le cas de figure dans lequel l’œuvre a été acquise, qu’il s’agisse, par exemple, d’une commande publique ou d’une vente aux enchères. En théorie, il faudra s’adresser aux créateurs, ou à ses ayants droit, qui continuent de bénéficier d’une catégorie de droits de propriété intellectuelle appelés droits patrimoniaux lorsque l’œuvre n’est pas encore tombée dans le domaine public, c’est-à-dire jusqu’à soixante-dix ans après la mort de son auteur. Toutefois, que la pièce soit encore protégée au titre de la propriété littéraire et artistique ou non, il existe, en pratique, un droit au profit du propriétaire matériel. Ainsi, les musées ou certains collectionneurs monnaient une sorte de «droit d’accès» à leur propriété pour reproduire leurs collections. Rappelons d’abord que les propriétaires de biens mobiliers négocient parfois un véritable droit d’auteur sur les clichés de leurs biens quand ils les ont réalisés ou fait réaliser par leurs propres photographes. Un droit d’auteur peut alors s’appliquer sur l’image dite «originale» d’une œuvre d’art, alors même que celle-ci appartient déjà au «domaine public». Quant au droit d’accès en tant que tel, c’est cette prérogative qui permet d’interdire le simple fait de photographier. Chaque lieu, culturel ou non, peut fixer ses propres règles et prohiber totalement la prise de photographies ou la soumettre à une demande écrite ou bien au paiement de droits. Il convient donc de se renseigner préalablement, au risque de se voir interdire de poser un trépied ou d’utiliser un flash dans un musée, dans une gare ou encore dans un parc, sans même évoquer les risques juridiques liés à l’utilisation du cliché. Les musées ont depuis longtemps développé ce type de réglementation. D’autres lieux en apparence publics ont mis en place des dispositions tout aussi draconiennes.
La propriété limitée des musées sur leurs collections
Les droits ainsi attribués aux musées sur leurs collections sont cependant limités par les droits que l’auteur – et surtout sa succession – détient sur son œuvre puisque persiste toujours l’exercice d’un droit dit «moral». Cet attribut est en effet notamment perpétuel et ne connaît donc pas de limitation dans le temps. Les musées sont tenus de respecter l’intégrité de l’œuvre. Or, souvent, les musées sont tentés d’exploiter leurs collections en créant et en commercialisant des produits dérivés, comme des cartes postales, des livres, mis en vente dans la boutique qui clôt désormais toute visite. Ces opérations dites de merchandising permettent de valoriser les collections et représentent une réelle plus-value pour les institutions culturelles. Mais les héritiers d’un auteur peuvent venir arguer que ces produits dénaturent l’œuvre de leur aïeul, et parfois négocier une paix tarifée…
Quand la justice s’en mêle
L’enjeu est donc important pour tous les acteurs du marché de l’art et suscite des contentieux aussi fréquents qu’éloquents. Le 28 mai 2019, le tribunal administratif de Paris a ainsi statué en faveur du musée du Louvre, lui permettant d’imposer ses règles en matière de photographie dans ses murs. Le litige était né car une journaliste n’avait pas pu photographier les expositions consacrées à Vermeer et à Valentin de Boulogne. Se sont joints à la procédure Wikimédia France et le collectif SavoirsCom1. L’interdiction s’applique seulement «dans les salles d’expositions temporaires et de la Petite Galerie». La sécurité des usagers et des œuvres, tout comme les volontés des prêteurs et le bon fonctionnement du service public, ont été invoqués pour la défense de ce règlement. Les demandeurs arguaient d’une privatisation d’œuvres tombées dans le domaine public. Les juges ont estimé que l’établissement pouvait restreindre la liberté de ses visiteurs «au sein d’espaces d’une superficie limitée à 2 % de la superficie totale du musée du Louvre, nécessitant une limitation du nombre de personnes susceptibles de les visiter simultanément afin d’assurer une gestion des flux compatible avec les exigences de sécurité du public et des œuvres». Ils soulignaient aussi que des autorisations étaient négociables, l’interdiction ne pouvant donc être assimilée à une atteinte disproportionnée au principe de la liberté de création. Le 23 octobre 2013, le Conseil d’État avait déjà donné raison à la commune de Tours, qui commercialise les images des collections de son musée des beaux-arts tombées dans le domaine public. Plus récemment, on l’a dit, la maison de couture Jean Paul Gaultier s’est attiré les foudres de la Galerie des Offices. Le 10 octobre 2022, l’incontournable musée florentin a décidé de lancer une action en justice contre le couturier pour une utilisation non autorisée de La Naissance de Vénus de Botticelli dans la nouvelle collection baptisée «Le Musée», afin de réclamer le retrait des vêtements et d’obtenir le versement des dommages et intérêts. Précisons que, même si l’œuvre est tombée dans le domaine public, son exploitation à des fins commerciales doit être obligatoirement soumise à une autorisation spécifique et au paiement d’une redevance selon le Code du patrimoine italien. Les articles de mode ont été pour l’heure retirés de la vente. Ironie de l’histoire, depuis 2014, en France, le ministère de la Culture libère la photographie dans les musées en incitant les visiteurs d’établissements patrimoniaux à devenir «Tous photographes !» pour promouvoir les usages photographiques, le domaine public et enrichir la connaissance.

Emmanuel Pierrat est membre de l’Institut Art & Droit, avocat au Barreau de Paris, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle. Laura Paoli est juriste au cabinet Pierrat.


Les propos publiés dans ces pages n’engagent que leur auteur.

Gazette Drouot
Bienvenue, La Gazette Drouot vous offre 2 articles.
Il vous reste 1 article(s) à lire.
Je m'abonne