Dans le cadre d’une politique d’expositions dynamiques et d’ouverture régulière au public le week-end, le lieu, signé Auguste Perret, mise sur la synergie entre les institutions culturelles du 14e arrondissement parisien.
Creuses comme la tristesse, tranchées par un rictus, sphériques comme un fruit mûr ou encore indistinctes derrière une barbe monumentale en escalier, les joues impressionnent. Tout au fond de la maison-atelier de Chana Orloff (1888-1968), nichée villa Seurat au cœur du 14e arrondissement, une forêt de portraits happe le visiteur. Devant ces socles d’époque et plâtres originaux entassés, leur auteure semble s’être absentée quelques instants. Ici, nul naturalisme mais, par un tour de force propre à l’artiste russe, la figuration stylisée n’enlève rien à la psychologie du sujet. Sur la mezzanine, les corps se succèdent. Fidèles à l’esprit indépendant de Chana Orloff, ils échappent à tout dogme, à toute idéologie artistique en ce temps d’avant-gardes féroces et concurrentielles. Les formes fluides des corps fondus dans la masse (Torse, 1912) alternent avec celles, fécondes, des maternités pulpeuses (Grande baigneuse accroupie, 1925) ou, bonhommes, de l’innocence de l’enfance (Nadine, 1921). Elles se font aussi archaïques, avec leur surface incisée (Vierge, Jeanne Hébuterne, 1914), ou mythologiques, avec leur accent cubiste (Amazone, 1916). Modèle fétiche de l’artiste, à en croire le nombre de représentations réunies, Éric Justman est aujourd’hui déterminé à faire reconnaître l’ensemble du travail de sa grand-mère. «Avec le temps et les nouvelles générations, la question de la pérennisation de son œuvre se pose», déclare l’héritier, qui partage la gestion de la collection avec sa sœur, Ariane Tamir.
Les œuvres d’avant-guerre plébiscitées
Alors que la dernière initiative remonte à 1991, avec une monographie signée Félix Marcilhac, il est temps de donner une nouvelle impulsion et une nouvelle visibilité à l’œuvre de l’artiste née en Ukraine. Les grands volumes modernistes conçus par Auguste Perret sont désormais accessibles, sur réservation, tous les week-ends. «Une quinzaine de guides conférenciers se relaieront pour présenter son travail. Cette médiation est importante, autrement les gens ne prennent plus le temps de regarder», poursuit le petit-fils, pour qui cette ouverture désormais régulière n’est qu’une étape. Très vite, il compte ouvrir d’autres espaces et proposer des expositions temporaires au public. Villa Seurat, les pièces baignées de lumière, aux volumes épurés, constituent une mise en abyme idéale pour rappeler l’histoire de cette maison-atelier en béton armé, commandée en 1926 au protagoniste de l’architecture moderniste, avant d’être meublée par Francis Jourdain et Pierre Chareau. La vie de Chana Orloff, au cœur de la bohème parisienne, mérite aussi d’être mise en lumière. À son arrivée dans la capitale en 1910, pour apprendre la couture, elle étudie la sculpture à l’académie Vassilieff, ce refuge des artistes étrangers à Montparnasse, lorsque éclate la Première Guerre mondiale. Elle y côtoie Chaïm Soutine, Amedeo Modigliani, Ossip Zadkine… Quelques années plus tard, alors qu’elle collabore à la revue SIC (Sons. Idées. Couleurs. Formes) avec Ary Justman qu’elle a épousé en 1916 , elle gravite dans les sphères dada, futuriste ou cubiste et se lie avec Max Jacob, Jean Cocteau, Jean Paulhan, Natalia Gontcharova, Alexander Archipenko ou Georges Braque. Cette impulsion nouvelle donnée à l’atelier devrait aussi permettre de poser un regard neuf sur un travail inclassable et polymorphe. Éric Justman ne cache pas son ambition de redonner ses lettres de noblesse à la seconde partie de la carrière de sa grand-mère, ébranlée par la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste. Après avoir fui les pogroms de Russie, puis le péril nazi en se réfugiant à Genève, la jeune femme juive donne naissance à un autre œuvre, intérieur et éprouvé. Mêlant une position pensive à la Rodin et un corps décomposé, en déliquescence, proche d’un Giacometti, Le Retour, exécuté en mai 1945, est celui d’un homme abattu. Si Giacometti retranche la matière jusqu’à s’approcher des limites de l’homme frappé par l’horreur, Orloff reconstruit une humanité tourmentée par petites touches, par petites étapes. «Même si elle conserve sa renommée après-guerre, ses collectionneurs ne comprennent pas cette rupture. Elle continue à vendre et à vivre de son art, mais ils ne s’intéressent quasi uniquement qu’aux œuvres de la première période, quand elle exposait à New York, en Palestine, à Genève ou que le Petit Palais lui réservait une salle», explique Éric Justman. Encore aujourd’hui, son marché, pourtant actif comme en témoignent les ventes de lithographies des années 1920 passées chez Ader début décembre, ou de sculptures art déco chez Artcurial en octobre , est majoritairement constitué de pièces d’avant-guerre. «On touche peut-être la raison pour laquelle l’historiographie l’a mise de côté», poursuit le petit-fils. La rupture n’est pas uniquement stylistique. Réfugiée en Suisse en 1942 après avoir échappé à la rafle du Vél d’Hiv grâce à son fondeur Alexis Rudier , elle fait partie des rares artistes admis à travailler sur le sol helvète, grâce à la bienveillance du galeriste Georges Moos et du collectionneur William Seymour Kundig. Quand elle rentre en France, Chana Orloff découvre un atelier pillé, des œuvres amputées, brisées. Si elle fixe le souvenir de cette violence en exposant des fragments de sculptures mutilées, ses descendants se battent encore aujourd’hui pour retrouver celles qui ont été dérobées. Depuis plusieurs années, Didi, un bois réalisé en 1921 et volé par les Allemands en 1942, se trouve toujours bloqué aux États-Unis. Faire parler de l’œuvre, ouvrir l’atelier au public peuvent aussi permettre de faire réapparaître des pièces disparues, et de perpétuer son histoire par-delà sa valeur artistique.
De l’association à la fondation
Pour l’heure constituée en société civile immobilière, la maison-atelier sera transformée en fondation. Garant de pérennité, ce dispositif devrait recevoir la collection actuellement sous l’égide d’une association. La création d’une fondation permettra également, en cas de reconnaissance d’utilité publique, de recevoir des dépôts ou des prêts des musées de France pour nourrir l’accrochage et la connaissance de l’artiste. Si elle est peu mentionnée dans les manuels, Chana Orloff n’a pas pour autant été boudée par les institutions publiques. Elle est présente dans les collections du Centre Pompidou, de La Piscine à Roubaix, mais aussi aux musées des beaux-arts de Nantes, Besançon et Grenoble. Afin de se faire une place dans l’univers muséal parisien, la maison-atelier mise aussi sur la synergie entre institutions voisines. Des pourparlers sont en cours avec la fondation Giacometti, qui a ouvert en juin son institut à quelques rues, et avec le musée Zadkine pour concevoir une communication commune. La villa de Jean Lurçat, la première construite, dès 1924, dans l’impasse villa Seurat, devrait profiter de l’éveil de l’atelier Orloff pour ouvrir elle aussi au public. Ce projet ne serait qu’un juste retour des choses : les deux frères, André (connu pour ses cartons de tapisserie) et Jean (architecte) Lurçat, avaient choisi ce terrain occupé par un entrepôt de pommes pour y créer une cité d’artistes, où sont venus s’installer le peintre et illustrateur Marcel Gromaire et le sculpteur Robert Couturier, tandis qu’Henry Miller y écrivait Tropique du Cancer.