Rares, deux grenouilles du sculpteur converti au grès devraient bientôt se faire entendre à Nevers. Gros plan sur de charmantes bêtes sorties de l’imagination d’un artiste pas comme les autres.
Les grenouilles fascinaient Jean-Joseph Carriès. L’un de ses amis, l’éditeur bibliophile et journaliste Octave Uzanne, rapporte ainsi sa balade avec l’artiste, de nuit dans Paris, en 1882 : «Un crapaud des berges de la Seine vint sautiller, entre nos jambes […] Carriès s’en empara aussitôt […] le caressait de son doigt léger avec de l’admiration plein les yeux.» Dans son monde de terre, l’artiste a donné naissance à tout un bestiaire étrange et curieux, dans lequel les batraciens occupent une place à part. Associée à l’eau, la grenouille, avec son cycle de vie bien particulier la menant d’un simple têtard à l’âge adulte, est un symbole de transformation et de renaissance. Elle fut d’ailleurs associée à ces thématiques dès l’Antiquité, aussi bien dans l’Égypte pharaonique que dans la Rome impériale. Bercés dans un univers symboliste et néogothique, les artistes de la fin du XIXe siècle l’ont tout naturellement adoptée dans leur iconographie. Son aspect étrange n’a pas manqué d’interpeller Carriès, qui aimait particulièrement le mettre en valeur, comme le prouve notre Petite Grenouille au dos courbé, où sont marquées toutes les aspérités de sa peau et dont la forme du dos évoque un cerveau humain, mais aussi, avec son nez et ses oreilles crochus, la Grenouille aux oreilles de lapin, un autre grès de mêmes dimensions et époque également présenté à la vente, avec une identique estimation de 8 000/10 000 €. Très peu d’exemplaires de ces charmants amphibiens ont été révélés au public, encore moins provenant de mains privées. Coté musées, signalons les deux modèles en grès émaillé conservés au musée du Petit Palais et provenant de la donation de Georges Hoentschel, grand ami de Carriès, au domicile parisien duquel le sculpteur s’éteignit d’une pleurésie à l’âge de 39 ans.
Gauguin et la princesse de Polignac pour soutiens
Les grès de Jean Carriès relèvent d’un ensemble cohérent, composé de reprises de créations anciennes ou d’éléments de sa plus célèbre commande, la Porte de Parsifal. Autodidacte, cet artiste à l’imagination débridée puisa l’une de ses principales sources d’inspiration dans les céramiques japonaises, qu’il découvrit lors de l’Exposition universelle de 1878. Poussé ensuite par Paul Gauguin et Ernest Chaplet, Carriès décide de partir pour Puisaye, en 1888, afin de se frotter à l’art du grès émaillé. Ses premières réalisations attirent l’œil de Winnaretta Singer, héritière de l’homme d’affaires américain Isaac Merritt Singer, princesse de Scey-Montbéliard et future princesse Edmond de Polignac. Vers 1890, elle lui commande un édifice pour servir d’écrin à un manuscrit de Richard Wagner, dans son hôtel particulier de la rue Cortambert dans le seizième arrondissement de Paris. Composée de sept cents briques de grès ornementé de faunes germaniques, cette porte réalisée d’après un dessin d’Eugène Grasset restera à l’état de projet, la mort prématurée de Jean Carriès stoppant sa réalisation. Un plâtre grandeur nature avait tout de même été exposé au Petit Palais, mais il fut malheureusement détruit en 1950. Peuplé d’êtres et animaux étranges, ce monument était également envahi de grenouilles et de crapauds, mais aussi d’un grenouillard, l’homme qui se transforme en batracien…