Pablo Picasso, Kees van Dongen, Guillaume Apollinaire, Max Jacob… Les plus grands artistes et poètes du début du XXe siècle ont forgé la légende des ateliers du Bateau-Lavoir. Histoire d’un lieu incontournable de la vie montmartroise.
Le Bateau-Lavoir serait-il resté dans l’histoire si Picasso n’y avait pas dévoilé ses Demoiselles d’Avignon en 1907, et si Kees Van Dongen n’avait pas décliné, à Montmartre, sa palette fauve ? Rien n’est moins sûr. «Ce lieu légendaire ne doit sa réputation qu’à la renommée de ses occupants. À la fin des années 1960, Pierre Mac Orlan me décrivait le Bateau-Lavoir en parlant d’horreur, d’humiliation et de faim…», se souvient l’ancienne journaliste Jeanine Warnod, auteur de l’ouvrage de référence sur le sujet (Le Bateau-Lavoir, 1975, Les Presses de la Connaissance). Considéré à juste titre comme le berceau des avant-gardes, l’endroit était en vérité une simple bâtisse en bois, divisée en une vingtaine d’ateliers sans confort, glacials en hiver et étouffants en été, avec un seul point d’eau. Au 13 de la rue Ravignan, le Bateau-Lavoir a vu défiler, entre 1900 et 1910, les principaux acteurs de la modernité, qu’ils soient peintres ou sculpteurs (Juan Gris, Constantin Brancusi, Amedeo Modigliani), écrivains ou poètes (Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Pierre Mac Orlan, Pierre Reverdy), marchands de tableaux (Ambroise Vollard, Daniel-Henry Kahnweiler) ou collectionneurs (Frank Haviland, Gertrude et Leo Stein). Mais l’histoire commence avant eux. Les ateliers sont aménagés dès 1889, selon les plans de l’architecte Paul Vasseur, à l’emplacement d’une ancienne fabrique de pianos. Le terrain en pente, à flanc de colline, induisait une distribution des pièces atypique. L’entrée, sur l’actuelle place Émile-Goudeau, donnait en fait accès au troisième étage, et l’on descendait vers les niveaux inférieurs par un petit escalier.
Cubistes et fauves
Maxime Maufra est le premier artiste à s’installer, en 1893, dans ce qui s’appelait encore la «maison du Trappeur» le nom de Bateau-Lavoir revient à Max Jacob, qui l’aurait baptisé ainsi en voyant du linge sécher dehors. De retour de Bretagne, Maufra recevra ici Paul Gauguin. Autour de 1900, le lieu est principalement occupé par des artistes italiens et espagnols, dont le céramiste Paco Durrio. Picasso, lui, arrive en avril 1904. Le romancier et critique d’art André Salmon, qui lui rendra quotidiennement visite, évoque ainsi l’atelier de son ami : «Une table ronde petite bourgeoise acquise à la brocante, un vieux divan servant de lit, le chevalet […]. Il n’était pas question au 13 d’électricité, pas même de gaz […]. Pour peindre, pour présenter les toiles, il fallait la bougie, cette bougie tremblotante que Picasso tint haut devant moi quand il m’introduisit humainement au monde surhumain de ses affamés, de ses stropiats, de ses mères sans lait ; le monde supra-réel de la misère bleue.» Kees Van Dongen s’installe en décembre 1905 et restera au Bateau-Lavoir jusqu’en 1907. Le Néerlandais occupera l’un des plus petits ateliers, situé tout de suite à gauche de l’entrée. Il n’y restera qu’un an et demi, mais son passage sera décisif dans l’évolution de sa peinture vers le fauvisme ce que montre l’exposition organisée actuellement au musée de Montmartre. Van Dongen habite au Bateau-Lavoir avec son épouse et leur fille Augusta, surnommée Dolly. Tous les trois vivent dans une pièce exigüe, un drap tendu faisant office de cloison pour délimiter la chambre de l’atelier. Avec Picasso, il se rend au cirque et immortalise danseuses, écuyères et acrobates. En 1907, il réalise un portrait de la compagne du peintre catalan, Fernande Olivier, où se révèle pleinement son goût pour les couleurs franches et saturées. Cette année-là, Picasso dévoile à ses amis la toile qui l’a occupé pendant des mois, et qu’il a longtemps hésité à montrer, Les Demoiselles d’Avignon. Il était loin d’imaginer alors à quel point ce tableau allait révolutionner la peinture.
Un banquet mémorable
C’est en 1908 année marquée par l’installation d’André Salmon dans un atelier qu’occupera ensuite Max Jacob qu’a lieu un événement mémorable. Picasso a acheté dans une brocante un portrait de femme, dont il apprécie le style naïf. Il se renseigne sur l’identité de l’artiste, qui n’est autre que le Douanier Rousseau. Avec la complicité d’Apollinaire, il décide d’organiser un banquet en son honneur. Un soir de mars 1908, dans l’atelier de Picasso, André Salmon, Guillaume Apollinaire, Georges Braque, Max Jacob, Marie Laurencin, Gertrude et Leo Stein se retrouvent attablés, sous une banderole «Hommage à Rousseau» ; et de manger, boire et donner de la voix, le patron du Lapin Agile ayant débarqué, accompagné d’une troupe de chanteurs italiens. En ce temps-là, les résidents du Bateau-Lavoir se mélangeaient peu aux autres artistes de la Butte. «Il y avait les peintres de Montmartre, comme Maurice Utrillo. Mais ceux du Bateau-Lavoir, eux, se revendiquaient d’avant-garde et faisaient bande à part», raconte Jeanine Warnod. Les cubistes dînaient entre eux, se retrouvaient au fond des bistrots qui leur faisaient crédit, chez la Mère Adèle ou aux Enfants de la butte. Ils se répartissaient les corvées d’eau ou de ménage, et Van Dongen se rendait régulièrement aux Halles, rapportant des kilos de pommes de terre pour tout le monde. Si Picasso ne loge au Bateau-Lavoir que jusqu’à l’automne 1909, il conservera son atelier jusqu’en 1912, année où Van Dongen quitte Montmartre pour Montparnasse. Ce dernier entre alors dans sa période la plus glorieuse, en devenant le peintre de la vie mondaine parisienne. Juan Gris reprend son atelier, et Pierre Reverdy est désormais son voisin. Quant à Auguste Herbin, arrivé en 1909, il y demeurera jusqu’en 1930. «Une rare oasis dans la ville immense, abri miraculeux pour de nombreux artistes dans la misère […]. Un propriétaire patient et conciliant, la concierge au grand cœur, Madame Coudray, qui portait souvent un bol de bouillon aux plus malheureux, ont gardé une bonne place dans nos souvenirs», écrira-t-il plus tard à propos des années passées au Bateau-Lavoir.
Du déclin à la renaissance
Le déclin commence dès le début des années 1910. Les artistes reconnus s’en vont, d’autres sont appelés sur le front en 1914, et le quartier de Montmartre va peu à peu être délaissé au profit de celui de Montparnasse et de la Ruche, qui deviendra, dans les Années folles, le creuset de l’école de Paris. «Il y aura ensuite d’autres artistes, des peintres, des sculpteurs, des comédiens au Bateau-Lavoir. Mais le soleil, c’était Picasso. Après son départ, puis ceux de Kees Van Dongen et de Juan Gris, il n’y a plus eu de grandes figures pour nourrir la légende», conclut Jeanine Warnod. Le site est classé le 1er décembre 1969, sur décision d’André Malraux. Mais quelques mois plus tard, le 12 mai 1970, un incendie ravage la structure en bois. À l’exception de sa façade, le Bateau-Lavoir est entièrement détruit. En 1978, l’architecte Claude Charpentier entreprend de reconstruire le bâtiment, cette fois-ci en béton. Le Bateau-Lavoir compte aujourd’hui vingt-cinq ateliers, occupés par des peintres, dont François Boisrond, Claude Luca Georges et Nadia Saikali, et des photographes tels Christophe Beauregard et Hachiro Kanno. «Le ministère de la Culture, qui a désigné les premiers occupants après la reconstruction, a veillé à préserver le caractère international du lieu», explique José Mangani, légataire de l’œuvre du peintre franco-hongrois Endre Rozsda (1913-1999), qui fut le premier artiste à s’installer en 1979, dans un atelier créé à l’emplacement même de celui de Picasso. Les espaces sont aujourd’hui gérés par la Ville de Paris, et une salle d’exposition est aménagée au sous-sol où aura lieu, à l’automne, une exposition collective pour célébrer les quarante ans du «nouveau» Bateau-Lavoir. Les temps ont changé, les conditions aussi, mais l’histoire continue.