Ce maître du Siècle d’or est l’un des peintres néerlandais de natures mortes les plus recherchés, surtout pour l’opulence de ses compositions à la mode des Pronkstilleven anversoises.
Les raisons de l’installation de Jan Davidsz de Heem à Anvers ? Selon son contemporain le peintre et graveur allemand Joachim von Sandrart (1606-1688), ce serait parce qu’il y trouvait les plus jolies prunes, ainsi que des pommes, des oranges, des citrons et des raisins mûrs à point, dont la perfection était nécessaire à la beauté de ses natures mortes. De fait, ces deux derniers fruits, accompagnés de pêches duveteuses, et d’une figue à moitié croquée posée à l’écart sur la table, font merveille sur ce panneau sans doute peint dans la riche cité commerçante, où il est arrivé vers 1635. Gorgés de soleil, ils représentent des denrées rares dans ces régions septentrionales. Ils témoignent aussi de la richesse de celui qui les a achetés, au même titre que la luxueuse vaisselle ostentatoirement exposée – un hanap couvert ciselé en vermeil, l’orfèvrerie d’étain et le römer, mais aussi l’exotique bol accueillant les fruits, rapporté de contrées plus lointaines. Fabriquée sous le règne de Wanli (1368-1644), cette porcelaine Ming bleu et blanc relève d’une production à laquelle les Hollandais ont donné le nom de « kraak », dérivé des « caraques », ces bateaux portugais qui les transportaient depuis la Chine. À elle seule, elle témoigne de l’âge d’or d’Anvers, qui est alors l’un des plus importants ports d’Europe. Alors que les Hollandais et les Français conservent plus de mesure dans leurs natures mortes, les Flamands cèdent au plaisir de mettre leurs tables en scène avec force victuailles gourmandes et objets luxueux. Bastion de la Contre-Réforme, Anvers déploie les fastes du baroque dans ses Pronkstilleven – «natures mortes fastueuses» en néerlandais –, dont Adriaen Van Utrecht et Frans Snyders ont lancé la mode vers 1640. En arrivant dans la ville, de Heem a adopté le style, dont il est devenu l’un des meilleurs représentants.
Le tournant anversois
L’artiste hollandais, natif d’Utrecht, avait pourtant commencé par adopter la manière de Balthasar van der Ast (1593/94-1657), qui avait séjourné dans sa ville, entre 1619 et 1632, et dans l’atelier duquel il s’est probablement formé. À Leyde, où de Heem a ensuite vécu une dizaine d’années, il a peint quelques petites natures mortes, destinées à des commanditaires de l’université protestante, dans une palette monochrome – réduite aux tonalités réservées de bruns ou d’ocres – et représentant souvent des livres accompagnés d’un globe ou d’un instrument de musique. Le mot d’ordre est alors la sobriété. À Anvers, le changement est radical : ses clients se comptent désormais parmi la nouvelle bourgeoisie marchande, qui ne craint pas de faire montre de sa réussite en accumulant les richesses. Dans des tableaux plus élaborés, Jan Davidsz de Heem agence savamment les objets dans l’espace pour créer différents plans en profondeur et varier les hauteurs. Ses compositions sont pyramidales ou en triangle, comme ici. Le sommet de la forme géométrique est le hanap, stylisant une grappe de raisin ou une pomme de pin, prétexte à jouer des reflets de la lumière sur l’orfèvrerie. De ce trophée part une diagonale descendant jusqu’à l’angle droit du tableau, selon un schéma récurrent dans les œuvres du peintre. Si son pinceau demeure fidèle à la fameuse précision hollandaise, sa palette anversoise devient plus lumineuse et colorée. En témoigne au Louvre un tableau de grand format peint en 1640, Fruits et riche vaisselle sur une table, acquis par Louis XIV, qui constitue sans doute sa plus ancienne Pronkstilleven. Comme dans cette pièce maîtresse, de Heem fait chanter les couleurs dans ce panneau, usant avec bonheur de tons vifs et contrastés : au rose du jambon répond celui de la pêche, et à l’or du citron le vermeil du hanap, tandis que les dégradés de rouges et de verts des raisins contrastent avec le bleu de la porcelaine et le violacé des prunes.
De l’abondance à la tempérance
La débauche de couleurs de ce fastueux repas abandonné ne doit pas faire oublier sa portée symbolique ni sa dimension moralisatrice. Ce tableau nous enseigne en effet la fugacité de la vie et la vanité des richesses terrestres, dont le protestantisme condamne la jouissance. Avant d’arriver à Anvers, de Heem pointait déjà l’orgueil du savoir de son pinceau, comme le montre une vanité exécutée vers 1630 – conservée au musée des beaux-arts de Caen –, figurant un livre écorné ouvert près d’un crâne, brutalement désignés par un rayon de lumière. Le message spirituel est ici délivré avec plus de subtilité. Les objets sont l’emblème du matérialisme terrestre, dont il faut savoir se détacher. Le verre renversé témoigne de l’équilibre précaire de l’existence, tandis que la peau déroulée du citron à moitié pelé illustre sa fragilité. Les fruits entamés et ceux, déjà trop mûrs, qui ne tarderont pas à évoluer vers leur pourrissement, évoquent notre passage éphémère sur cette terre. Les grappes de raisin et le römer encore rempli de vin font référence au sang du Christ et à l’Eucharistie, célébrant le sacrifice de Jésus pour le salut de chacun. Nées dans le contexte de la guerre entre les Provinces-Unies et l’Espagne, qui s’est achevée avec la signature du traité de Münster en 1648, et celui des ravages récurrents de la peste, les vanités rappellent l’homme à sa foi. Pour paradoxale qu’elle puisse sembler de prime abord, la leçon de ce festin est d’inviter à la tempérance. Pourtant, de Heem l’a peint avec un plaisir non dissimulé... La maîtrise technique des artistes recherchant la perfection illusionniste ne serait-elle pas elle-même vanité ?