Ce pionnier de l’abstraction durant l’âge industriel est ausculté par l’exposition «Future Present», au LACMA, et sa pérénnité contemporaine décortiquée à Chicago.
L’exposition sur Moholy-Nagy, montrée à New York et Chicago, s’installe au Lacma de Los Angeles dès février. Elle constitue une référence à plusieurs titres. Elle présente une vue exhaustive de son corpus, en rassemblant environ 300 pièces. Parmi celles-ci, de nombreux chefs-d’œuvre comme LIS, A 19 ou encore Al 3. «Al» pour aluminium, sur lequel Moholy-Nagy pulvérise de la peinture industrielle. Les cercles et figures oblongues, colorés, issus de ses toiles abstraites des années 1920, prennent ici une dimension nouvelle, évoquant les caractéristiques de ses photogrammes par la vision floue et éthérée de formes géométriques, ces dernières restant précises. Trois peintures à l’émail de 1923, séparées depuis des décennies, défient «la notion de peinture». Faites à la machine, «commandées par téléphone», différentes seulement par leur taille, elles posent la question du travail de la main, de l’œuvre unique. «Aucune pièce n’est originale, ajoute le commissaire de l’événement à Chicago, Matthew Witkovsky, mais nous les percevons différemment par leur environnement et les relations qu’elles tissent entre elles.» La «salle du présent» (Raum der Gegenwart), visible également au Lacma, rappelle la chambre 2 du pavillon représentant la section allemande, à l’exposition des Arts décoratifs de 1930, au Grand Palais, à Paris. Au sein de ce complexe imaginé par Gropius et ses élèves, Moholy conçoit un espace multimédia où l’on visionne des photos, des films, des publicités et des sculptures en mouvement.
À l’exposition «Abstract Object» de l’Art Institute, Moholy toujours vivant
Ce créateur visionnaire vécut ainsi son époque intensément, réalisant des expériences dénonçant les genres artistiques. Il mit à profit l’émergence de la machine, pour entrevoir autrement l’humanité. L’avenir fut son présent… En contrepoint à cette idée, et jusqu’au 8 janvier, la manifestation satellite, «Abstract Object», située dans une petite salle du rez-de-chaussée de l’aile moderne de l’Art Institute, montre son influence à travers quelques photographies, peintures et films d’une quinzaine d’artistes, depuis les années 1960. Dans Pictures Made by My Hand with the Assistance of Light de Walead Beshty, comment ne pas déceler, en effet, la portée de ses photogrammes ? L’artiste anglais froissa du papier photosensible qu’il exposa à des sources lumineuses, de manière «à faire croire que l’œuvre est autogène». L’Américaine Rebecca Howe Quaytman réalisa une peinture sur bois à partir d’éléments abstraits et de photos rappelant des installations in situ. Dans Passing Through the Opposite of What it Approaches, Chapter 25, elle évoque une œuvre de Niele Toroni, que l’on devine derrière les bandes de Daniel Buren. Enfin, encore, Untitled, photographie de Giuseppe Penone, révèle l’interdépendance entre les objets et leur représentation en art. Durant la première moitié du XXe siècle, Moholy-Nagy a ainsi redéfini la notion d’artiste, élargissant ses domaines d’intervention. Selon lui, ce dernier doit appréhender le monde de manière positive, par l’usage de toutes ses ressources. Lázló Moholy-Nagy est un artiste «complet». Peintre, sculpteur et réalisateur, «Moholy», comme on l’appelle, est aussi photographe, designer, commissaire d’exposition, directeur d’édition et professeur. En somme, un créateur très fécond, ardent défenseur de l’interaction des sciences et des arts, de manière générale. Né en 1895, en Hongrie, puis naturalisé américain, il était chez lui, à Chicago. En effet, entre 1937 et 1938, il a dirigé The New Bauhaus Chicago, y a également créé sa propre école, The School of Design of Chicago, en 1939, et a vécu dans la Windy City jusqu’à sa mort, en 1946.
L’art et l’industrie, c’est la vie
À la fin de la Première Guerre mondiale, Moholy peint. En 1920, il est à Berlin. Ses premières pièces reflètent son attachement aux formes cubistes, puis au constructivisme d’El Lissitzky, représentant des paysages urbains industriels dénués d’humanité. Plates, lisses, les toiles offrent des titres codés, tels K VII, D IV, faisant référence à des lettres ou à des nombres, «comme si c’étaient des automobiles ou des produits industriels». Concevant une œuvre «totale» en associant la peinture à la sculpture, l’architecture, la photographie, l’édition et le design, il aime expérimenter, appréhender l’espace en utilisant des matières industrielles, des techniques inédites, de nouvelles sources de lumière. Inspiré également par l’avant-garde dadaïste, il réalise des collages, des photomontages très élaborés, dont 38 exposés à l’Art Institute de Chicago, mais aussi de multiples photogrammes, dont il redécouvre la méthode, à partir de 1922.
Photographie, peinture, sculpture : mêmes enjeux
Ces photographies, réalisées sans appareil, représentent des objets, placés devant une source lumineuse, projetant leur ombre sur le papier photosensible. Toute sa vie durant, il obtient, à partir d’objets ordinaires, d’étonnantes compositions abstraites, contrastées, aux figures indéfinies, flottantes dans l’obscurité, qu’il photographie ensuite afin d’obtenir des négatifs lui servant à créer des copies. Toujours à Berlin, il rencontre, en 1923, Walter Gropius, fondateur de l’école du Bauhaus, dont il épouse la philosophie, plaçant «l’art, l’artisanat, les sciences et l’industrie au service de l’homme, afin d’améliorer sa vie». Il dirige et rédige de nombreux articles et monographies d’artistes édités par l’école, ne cesse de créer des photogrammes ou des photomontages, tels Jealousy en 1927, Slide en 1923, éprouvant l’art de la répétition et de la perspective, dans un esprit typiquement dadaïste. Il réalise également six photographies de la Tour de la Radio berlinoise, qui n’avaient jamais été exposées ensemble, auparavant. Celle-ci y est vue comme une gigantesque sculpture rotative d’acier, dont on retrouve des similitudes formelles dans ses sculptures métalliques de l’époque. Moholy réalise des clichés très «picturaux», peints de manière «photographique» sur de l’aluminium ou du plastique. Cet artiste prolixe n’hésite pas, ainsi, à emprunter les qualités d’un support pour en améliorer un autre, en adaptant les règles de chacun, à provoquer des rencontres inédites de matières.
Un génie du quotidien
Après un bref séjour à Dessau, Moholy retourne à Berlin en 1928 et, de 1935 à 1937 vit à Londres notamment. Il y devient un designer hors pair, créant des publicités comme celle du métro londonien, de nombreux logos, étiquettes, mais aussi des objets, tels un jeu d’échecs, ou encore des costumes de théâtre. Autant d’objets exprimant sa vision utopiste et holistique de la vie, que son art tend à magnifier. En 1937, l’Association des arts et industries de Chicago souhaite créer une nouvelle école. Moholy-Nagy en accepte la direction. Malgré sa rapide fermeture, il désire continuer à transmettre sa vision du Bauhaus, imaginant sa propre «école du design», devenue l’«institut du design». Directeur-enseignant, Moholy poursuit un travail personnel. Après la Seconde Guerre mondiale, il peint, parmi d’autres, de chatoyantes œuvres toujours abstraites, Nuclear I, Nuclear II, où la couleur atomisée préfigure le mal une leucémie qui l’emportera en 1946. Cette rétrospective, première du genre depuis cinquante ans aux États-Unis, est emblématique de ces grandes manifestations faisant le tour des plus grandes institutions américaines. Raison de plus pour ne pas la manquer.