la première exposition consacrée aux marchands merciers est l’occasion pour La Gazette de publier trois articles sur le sujet. 1er épisode avec son plus parfait exemple : Lazare Duvaux.
Mieux encore que le fameux tableau peint d’après nature par Watteau chez son ami Gersaint», le livre-journal de Lazare Duvaux, publié en 1878 par Louis Courajod, permet de découvrir la boutique d’un bijoutier. «La peinture, restée célèbre par la gravure d’Aveline, n’a pu reproduire qu’un instant de la vie habituelle de cette maison du Pont-Notre-Dame, qui fut le type de toutes les boutiques de curiosités. Ici, annonçait Courajod, nous pouvons saisir tout l’ensemble de ce commerce, & rien ne nous échappe.» Cent quarante ans plus tard, le document demeure la source la plus solide sur le métier de marchand mercier, sur les liens entre leurs fournisseurs et leurs réseaux de clientèle, laquelle était composée des grands personnages de la famille royale en janvier 1754, le roi lui permet d’exposer rue Saint-Honoré, pendant quelques semaines, son service bleu céleste, à peine livré par la manufacture royale et de la cour : des ministres, des parlementaires, des financiers, de Pâris de Montmartel à Blondel d’Azincourt, en passant par Blondel de Gagny, les Boulogne Fonspertuis ou Bouret de Villaumont, mais aussi nombre de bourgeois, sujet beaucoup moins étudié. Personnalité hors du commun, doté d’un sens inné de l’objet, Lazare Duvaux était un précurseur dans bien des domaines. Il incarne mieux que quiconque la définition de l’Encyclopédie : «Mercier…, marchand de tout et faiseur de rien», et surtout la description que Savary fait du corps des marchands merciers : «Ceux qui le composent ne travaillent point et ne font aucun ouvrage de la main, si ce n’est pour enjoliver les choses qui se sont déjà faites et fabriquées.»
Un «art» persuasif
Pour Louis Courajod, le marchand mercier était un fabricant, une idée contre laquelle Pierre Verlet s’inscrit en faux dans son étude de 1958, parue dans les Annales, un texte fondateur : «Sachant flairer ou provoquer les tendances du moment, ils sont devenus des incitateurs, des entraîneurs, renouvelant l’intérêt, accélérant même l’évolution des styles, tenant habilement leur clientèle en haleine. Plus que d’adroits commerçants, ils sont des inventeurs. […] Leur «art» est aussi persuasif auprès de leur clientèle que peut l’être leur talent de vendeurs. C’est là que réside l’originalité de leur travail, leur œuvre véritable.» Dans le catalogue de l’exposition du musée Cognacq-Jay, la spécialiste du sujet, Carolyn Sargentson, résume en quelques mots une approche qui s’inscrit dans la lignée de Pierre Verlet et qui prédomine aujourd’hui : «Les merciers conféraient, avec un jugement sûr, une aura de luxe, de nouveauté et de modes à leurs marchandises, et leurs boutiques étaient les lieux propices à l’examen, à la description et à la consommation des biens dans un contexte qu’ils maîtrisaient parfaitement.» L’évolution de l’interprétation du document comptable tenu par Lazare Duvaux entre 1748 et 1758 pourrait résumer à elle seule l’historiographie des arts décoratifs du XVIIIe siècle. Ce qui est fascinant aujourd’hui, c’est sans doute de mesurer combien il laisse entrevoir de sujets qui sont en jachère ou qui restent à traiter. L’entregent de Lazare Duvaux tenait probablement en partie à sa façon de se rendre indispensable. À Bellevue, chez la marquise de Pompadour, les cheminées imaginées par Lassurance causaient mille dégâts. Le commentaire acerbe du marquis d’Argenson sur la fumée qu’elles dégageaient et qui rendaient l’air irrespirable est bien connu. Qu’à cela ne tienne : Duvaux y envoyait des équipes chargées de nettoyer et d’entretenir les chandeliers en cristal pour un coût exorbitant d’ailleurs. Si sa plus importante cliente l’une des seules qui payait rubis sur l’ongle et qui lui évita la même faillite que ses confrères désirait faire restaurer ses meubles, Duvaux avait justement pour fournisseurs les Martin, dont le vernis est passé à la postérité. Pour la princesse de Turenne, il fait aussi démonter une pendule en porcelaine et nettoyer les bronzes. De telles menues dépenses sont bien peu en comparaison du prix astronomique de 12 000 livres indiqué en août 1756 pour «M. De La Live Jully : un corps de bibliothèque en marqueterie de Boule, composé d’armoires et pilastres», ou encore du secrétaire-bibliothèque de BVRB livré pour le roi au Trianon en 1755 identifié comme celui du musée de Tessé depuis 1990 seulement. Or, il est certain qu’en démultipliant les relations, Lazare Duvaux entretenait aussi un climat de confiance, socle de son commerce. Les petits travaux lui permettaient de rester informé des propositions faites par ses confrères, et d’entrevoir où il pouvait se distinguer en répondant aux moindres aspirations de sa clientèle en anticipant ses attentes. Le cœur du succès des marchands merciers tient à cette position privilégiée. Le nom de Madame de Pompadour n’apparaît pas moins de quatre cent quatre-vingt-neuf fois pendant les dix années que couvre le livre de commerce. Tant à l’hôtel d’Évreux (palais de l’Élysée) qu’à Bellevue, il «enjolivait» les lieux des «deux colliers à plaque d’or où l’on a gravé les noms» des chiens lors de la rencontre qu’il organisa entre Œben et la grande dame.
Un précurseur de Joseph Duveen
Dans son traité de 1780, l’architecte Le Camus de Mézières insistait sur une règle d’or qui, selon lui, permettait à sa profession d’avoir la main sur les moindres détails de l’ensemble de la décoration. Ses prérogatives étaient toutefois disputées par les marchands tapissiers et les marchands merciers qui donnaient le ton. «Quand il s’agissait de décorer et meubler une maison à neuf, explique Alexandre Pradère, les tapissiers se trouvaient au début de la chaîne des ouvriers et fournisseurs, facilement en contact avec le client ou avec son architecte et en bonne position pour proposer toutes sortes de meubles et de miroirs, puisqu’ils avaient le droit de vendre aussi bien des sièges et des lits que des ébénisteries neuves (à condition en théorie qu’elles soient estampillées) et des meubles d’occasion. Le rôle du marchand mercier ne se limitait pas au seul négoce, mais il était capital dans la conception et la mise en œuvre des grands meubles de luxe et de toutes les nouveautés en général.» Relais indispensable entre les artisans et les collectionneurs, Duvaux est ainsi au cœur du processus de création tant des porcelaines montées et des tabatières que du mobilier, en appliquant les mêmes combinaisons de matières précieuses. Pour Alexandre Pradère, «un beau meuble était souvent le résultat d’un travail d’équipe où l’ébéniste n’avait pas plus de part que le marchand qui imaginait le meuble, le dessinateur qui en inventait la forme, le sculpteur qui fournissait les modèles de bronze, le bronzier qui les fondait, celui qui les ciselait et les dorait, et éventuellement le laqueur ou le peintre de porcelaine qui en décorait la surface. Notre époque, attachée à la notion de création individuelle, a du mal à comprendre ces phénomènes de création collective. Pour cette raison, et aussi en raison des estampilles, l’histoire du mobilier a surtout retenu le nom des ébénistes, ce qui revient à leur donner trop d’importance». Pour preuve, seul le nom d’Œben apparaît dans le Journal de Duvaux. Tant pis pour BVRB ou Joseph Baumhauer !