Depuis les années 1930, ce support inattendu a inspiré les artistes. Gros plan sur les œuvres réalisées pour la pionnière Marie Cuttoli.
Fouler l’art avec les pieds. Déménager l’art des murs où il avait élu officiellement domicile – toile ou tapisserie – jusqu’au sol : vision non plus verticale mais horizontale. La peinture mise à pied ? Loin d’être révoltés, nombre d’artistes ont joué le jeu, accepté, au fil du XXe siècle, de voir leurs œuvres transposées en tapis. Bien souvent, il ne restait qu’un pas à franchir, ces mêmes artistes ayant généralement accompagné avec enthousiasme leur métamorphose en tapisserie, plus évidente car il s’agit alors de rester dans une variante du tableau, présentées dans un cadre au fond similaire.
Cette fois, à l’esthétique se mêle l’utilitaire… et une pratique plus ou moins soutenue, d’où un tissage destiné à supporter sans peine le passage quotidien. L’amateur d’art moderne et contemporain, en choisissant un tapis de son temps, montrera clairement ses préférences pour le présent ; il donnera aussi la touche finale à son univers personnel et intérieur, parachevant une collection et témoignant du goût de cet amateur pour tel ou tel artiste. D’autres, au contraire, feront l’acquisition d’un tapis moderne d’artiste pour insuffler à une demeure, un brin classique, un zeste de création récente, n’hésitant pas à faire cohabiter une commode Louis XVI avec un tapis de Miró. Une théorie des contrastes qui fait parfois merveille… Aujourd’hui, réaliser un modèle de tapis est presque devenu une mode pour les artistes, designers et architectes contemporains, de Christian de Portzamparc à Michel Alberola en passant par Pierre Alechinsky, qui ont conçu dans les années 2000 différents modèles tissés ensuite par les manufactures des Gobelins, de la Savonnerie ou de Lodève. Il n’en a pas toujours été ainsi. Et il a fallu l’investissement et l’énergie créatrice de Jean Lurçat et de Marie Cuttoli pour apporter à l’art du tapis un indéniable renouveau. L’initiateur de la réforme ? Jean Lurçat. On s’en souvient, l’artiste fut dans les années 1930 un pionnier, inventant des cartons révolutionnaires qu’Aubusson allait tisser. Il ouvrit la voie à un rajeunissement des formes et des techniques qui allait faire des émules.
Cavalcade de chevaux signée Jean Lurçat
C’est dans ce contexte qu’intervient Marie Cuttoli, dont un ouvrage bien tissé de Dominique Paulvé fait ressurgir la mémoire. Comme le souligne Michèle Giffault dans la préface, Jean Lurçat doit à Marie Cuttoli d’avoir fait tisser, «après de nombreux essais», ses premières œuvres. Peu importe les interrogations pour savoir qui des deux a le plus, ou le premier, bouleversé l’art de la tapisserie : indéniablement Marie Cuttoli a joué un rôle crucial. Une personnalité hors normes. Née à Tulle en 1879, la jeune Marie finit par épouser en 1920 Paul Cuttoli, maire de Philippeville en Algérie. Elle s’ennuie un peu quand celui-ci est absent, dans le palais surplombant la Méditerranée qu’il lui a fait bâtir. Elle a alors l’idée de monter des ateliers de tapisseries à Sétif, puis à Aubusson, en France. Peu à peu, les plus grands noms de l’avant-garde se mettent à réaliser pour elle des cartons. Lurçat bien sûr, avec qui elle signe entre autres Cavalcade, tapis de 1930 montrant une succession de chevaux stylisés sur fond jaune, qu’on retrouvera un an plus tard dans le film Le Parfum de la dame en noir de Marcel L’Herbier. À l’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925, le grand collectionneur Jacques acquiert Le Jardin, l’un des premiers tapis de Lurçat, tissé à Sétif pour Myrbor, la nouvelle boutique de couture ornée de mode et de décoration, ouverte à Paris rue Tronchet par Marie Cuttoli. D’autres artistes de renom collaborent avec l’entreprenante dame. Parmi eux, Picasso, Rouault, Dufy, Braque… La rencontre et le travail – à succès – avec les uns entraînant l’adhésion des autres. C’est ainsi qu’après avoir œuvré étroitement avec Picasso, Marie Cuttoli convainc Miró de se laisser tenter. Outre des tapisseries, en résulteront plusieurs tapis, tels Dream et Mangouste. Elle fait la connaissance, dans les années 1920, d’un jeune physiologiste dont elle s’éprend, Henri Laugier, avec lequel elle va collectionner tableaux et tapisseries dans leur duplex de la rue de Babylone. Aidé par le docteur Barnes et par son amitié avec Helena Rubinstein qui contribue à la notoriété de sa production aux États-Unis, elle exporte tapis et tapisseries à l’étranger. Par la suite, elle fonde une nouvelle galerie en s’associant successivement avec Jeanne Bucher puis Lucie Weill.
All you need is «Love»
Heureuse nouvelle : cette production historique revient régulièrement sur le tapis… des ventes publiques. En décembre 2010, un tapis sans titre de Louis Marcoussis, édité par Marie Cuttoli, et provenant de la collection de cette dernière et d’Henri Laugier, obtenait 6 444 € sous le marteau d’Ader Nordmann, à Drouot-Richelieu. Chez Pierre Bergé, à Bruxelles cette fois, le même mois, un exemplaire Araignée de 1972 – un an avant la disparition de Marie Cuttoli – réalisé pour la galerie Marie Cuttoli et Lucie Weill, récoltait la même somme pour des dimensions moyennes : 1,5 x 2 mètres. Dans cette vente, il fallait débourser davantage, environ 13 600 €, pour remporter le tapis Jacqueline –pour la même galerie – cette fois de Picasso dans une palette bleue et blanche et des jeux de fenêtres très séduisants. En mai 2009, la SVV Lombrail-Teucquam dispersait pour 12 393 € un imposant spécimen de 4,7 x 2,35 mètres d’après Fernand Léger, intitulé Rouge, au point noué, édité à moins de 20 exemplaires. Tous les modèles ne sont pas logés à la même enseigne puisqu’en 2009, la même maison de ventes proposait un exemplaire d’après Miró – et toujours pour la galerie Marie Cuttoli et Lucie Weill – frôlant les 8 000 €. Les moins fortunés opteront pour une solution économique mais plus répandue : Love, le célébrissime tapis pop de Robert Indiana, décliné en de nombreuses versions et coloris et produit en quantité. Une œuvre conçue pendant la guerre du Vietnam et dont le message n’a rien perdu de son actualité.