Après avoir longtemps ignoré son génie, Glasgow célèbre avec faste Charles Rennie Mackintosh, pour le 150e anniversaire de sa naissance. L’occasion de revoir ses chefs-d’œuvre comme l’école des beaux-arts, «Hill House» et sa «Maison pour un amateur d’art».
Dans L’Architecte en avance sur son temps (1993), épisode d’une série de mangas de Shingo Morita baptisée «Ces génies qui ne connurent pas la gloire», on voit Charles Rennie Mackintosh en conversation avec son patron John Keppie, le dos lourd et la nuque épaisse, disant à ce jeune et élégant employé à la lavallière arty : «Votre œuvre est trop novatrice. Vous ne trouverez aucun client !» Derrière, le ciel se couvre d’éclairs, comme pour signifier le désarroi du héros. Cette vision, pour romantique qu’elle soit, semble oublier que la quasi-totalité de l’œuvre de Mackintosh a vu le jour en Écosse, ce que la ville de Glasgow, pour la date de son 150e anniversaire, entend bien rappeler. Deux églises, trois immeubles, deux établissements d’enseignement dont la célèbre école des beaux-arts, son chef-d’œuvre , quatre maisons privées et ses décors pour les salons de thé de Miss Cranston, notamment au 114, Argyle Street. Mieux encore, deux de ses habitations restées sur le papier y ont été inaugurées récemment, dont la Maison pour un amateur d’art (House for an Art Lover), en 1996. Né à Glasgow en 1868, Mackintosh entre à l’âge de 15 ans comme apprenti dans une agence d’architectes et s’inscrit parallèlement aux cours du soir de la Glasgow School of Art, qu’il suivra jusqu’en 1891. Engagé en 1888 en qualité de dessinateur chez John Honeyman & Keppie dont il deviendra partenaire treize ans plus tard , il y exécute ses premiers projets, comme le Glasgow Herald building, et sa première maison, Windy Hill, y verra le jour en 1901.
Ornement et structure
Les cours du soir sont aussi l’occasion de rencontrer les lady artists, jeunes filles de bonne famille autorisées à faire des études artistiques. Parmi elles, Margaret et Frances MacDonald, qui formeront avec Mackintosh et James Herbert MacNair un groupe créatif, très vite appelé «The Four». Margaret épousera Mackintosh et sa sœur, MacNair. Leurs étranges diagrammes symbolistes, composés d’entrelacs végétaux où flottent de spectrales figures féminines, abondent dans le magazine réalisé par les étudiants de l’école. Symbolisme légèrement morbide, qui doit autant à la théosophie qu’au celtic revival et qui vaudra au quatuor le sobriquet de Spook School («l’école des Spectres») lors de sa présence à l’Arts and Crafts Exhibition de Londres, en 1896. Les plus soft de ces compositions seront intégrées dans les décors intérieurs de Mackintosh, sous la forme de panneaux de stuc ornés de pierres et de gemmes, placés au-dessus des lambris hauts. On les retrouve aussi sous celle de broderies encadrant un panneau, ou plus généralement de stencils, pochoirs dont les personnages ont le caractère hiératique et la discrétion d’icônes. Mais leur dynamisme circulaire est au cœur des dessins de l’architecte et designer. Linéaires sur le papier, ces derniers prennent forme et volume sur les façades de ses bâtiments comme au-dessus de l’entrée de l’école des beaux-arts (bâtie entre 1897 et 1909) , mais surtout dans les meubles et les objets. Diagrammes dynamiques dont le plus simple s’organise autour d’un axe central ascendant, «arbre de vie» qui génère des effets latéraux descendants. Les rares références stylistiques vernaculaires sont généralement intégrées dans ce mouvement général : loin d’être surajouté, l’ornement devient la structure même de l’objet, du panneau ou du meuble. Énergie vitale, mais latente, virtuelle. On reste dans la tige, le bourgeon, le bouton : l’éclosion n’est qu’annoncée. Aucune droite qui ne soit galbée, lissée, aucune courbe qui ne soit tendue comme un arc. L’orthogonalité se voit toujours tempérée par une inflexion, une ébauche de chanfrein. Tout est maintenu en tension, comme la caisse de résonance d’un instrument de musique. Art nouveau bien sage, si l’on pense à Horta ou Guimard, le coup de fouet ne reste ici qu’une menace. Le meuble lui-même a une personnalité, mais discrète. Il ne parle que si l’on s’en approche, comme cette psyché de la chambre du couple Mackintosh, dont la silhouette féminine n’apparaît que lorsqu’on s’y mire, ou bien cette chaise dite «Hirondelle» (ou « Argyle ») dont l’ovale du haut dossier et sa découpe, en forme de l’oiseau, auréolent le visage de qui s’y assoit. Dans une même pièce, les différents meubles se répondent sans faire partie d’un ensemble évident au premier regard, l’harmonie étant toujours cassée ou biaisée. Si les quatre sont critiqués à Londres en 1896, ils sont célébrés quatre ans plus tard à Vienne, où ils participent à la 8e Exposition de la Sécession, à l’invitation d’un des futurs fondateurs de la Wiener Werkstätte. La presse est très sensible à l’esthétisme austère de cette salle scottish où se retrouvent, sur des murs entièrement blancs, deux compositions symbolistes et quelques rares meubles, dont la psyché du couple, la chaise à l’«hirondelle», un buffet, une cheminée ainsi que, dans un angle, une pendule en métal de MacNair. «Les Écossais témoignent d’un art mystique et étrange. Leurs motifs décoratifs rappellent la mystérieuse et troublante imagerie de l’Inde. Ils animent l’inanimé», écrit un journaliste, tandis qu’un autre y voit «une atmosphère chrétienne», estimant que les chaises auraient bien accueilli la bure de saint François d’Assise.
Moitié vu, moitié imaginé
Si culte il y a, ce serait plutôt un culte du moi, et pour ne pas l’effaroucher, le décor doit rester virtuel, suggérer une harmonie sans l’imposer. S’il y a œuvre d’art totale, c’est au spectateur de la construire, en faisant consciemment ou non le lien entre les choses. Dessinés au pochoir par Charles dans le grand salon de l’un de ses tea rooms, les profils évanescents de Margaret ont un titre qui pourrait être appliqué à tous ses décors : Part Seen, Part Imagined («moitié vu, moitié imaginé»). Les pièces de Mackintosh jouent avec les vides, et les transitions entre les différentes zones, regroupées autour d’un élément fort, ne se distinguent pas au premier coup d’œil. Le style ne se dégage que peu à peu. Seule la Maison pour un amateur d’art, objet d’un concours, se doit de l’exacerber : le salon deviendra une chapelle esthétique, où l’on imagine un Des Esseintes écossais, comme le personnage du roman de Huysmans, interpréter à l’orgue monumental un air de barde. Un autre type de volumes où l’architecte va s’affirmer réside dans des lieux publics comme les salons de thé. Là, le restaurant de luxe, le salon des dames, le billard et le fumoir des hommes doivent se distinguer : pour les unes, des espaces doux et clairs, pour les autres, des volumes sombres et austères. Un contraste victorien qui sera maintenu dans les maisons privées, entre l’entrée, le bureau et la salle à manger d’une part, le salon et les chambres d’autre part. Dans les années 1970, alors que l’art nouveau est encore considéré comme bizarre, il est souvent utilisé au cinéma comme symbole du morbide. Dans Les diamants sont éternels, James Bond est reçu par le directeur d’un crématorium meublé en Majorelle. Dans Salò ou les 120 journées de Sodome, c’est la chaise à l’hirondelle de Mackintosh qui devient le trône des bourreaux assistant, avec jumelles, aux tortures qu’ils ont ordonnées en contrebas. L’auréole est devenue sinistre et sa découpe pend lamentablement. Le grain du bois sombre de l’ovale fait ressortir boutons, poils et ridules des terrifiants visages. Mais le «rétro» va bientôt retrouver sa virginité, et Cassina rééditer ce chef-d’œuvre du design qu’est, à ses yeux, le fauteuil de la caissière du tea room. Le visible l’emporte ici sur l’imaginé.