Rares dans les salles de ventes et les galeries françaises, les œuvres minimalistes tentent un retour à Paris, défendu par Thaddaeus Ropac, qui gère désormais la succession de Donald Judd pour l’Europe. Le point.
Un marché de connaisseurs entendez : «des artistes établis, soutenus par une actualité muséale régulière, des collectionneurs et des galeries respectables, et dont les prix, stables depuis une décennie, sont moins soumis aux aléas des modes que ceux d’autres segments de l’art d’après-guerre», donc préservés de l’euphorie spéculative. C’est ainsi que le responsable des ventes d’art moderne et contemporain du soir de Christie’s Paris, Paul Nyzam, décrit le marché de l’art minimal en 2019. La même maison avait soumis aux enchères, en 2006 à New York, vingt-six œuvres majeures de Donald Judd une vente dont on avait prédit qu’elle allait «tuer» le marché du chef de file du minimalisme. 26 M$ furent finalement récoltés, pour créer le fonds de dotation de la jeune Judd Foundation. Depuis, le plasticien, malgré sa réticence à faire partie d’un mouvement fabriqué par les critiques et dont les contours changent selon les interlocuteurs difficile de s’accorder sur le nombre exact et l’identité de ses membres , domine sous le marteau ses camarades. Il est le seul à avoir dépassé la barre des 10 M$, affichant un chiffre d’affaires de 25,3 M$ et une 89e place au classement mondial en 2018 (source : Artprice). Son record aux enchères, fixé en 2013 à 14 M$ à New York, devance de 10 000 $ ceux de Dan Flavin et de Carl Andre. Des performances qui le rapprochent davantage de Robert Ryman, d’Agnes Martin ou de Frank Stella, des artistes qui n’appartiennent pas strictement au mouvement le dernier cité ayant pourtant initié l’aventure aux côtés de Judd.
Une histoire américaine
Quand il s’agit de dessiner la carte des coups de marteau du minimalisme, rien de plus simple : Big Apple reste le bastion imprenable du marché, relayée de loin par Londres. L’histoire de ce courant, certainement le premier à s’être construit indépendamment de l’art européen, est avant tout américaine. «Il est donc logique que New York soit la plateforme la plus évidente pour le représenter», commente Paul Nyzam. Les chiffres pour la France viennent appuyer ce constat. À commencer par Judd : aucune de ses cent plus hautes adjudications n’a été frappée dans l’Hexagone, où seulement 35 lots ont été vendus depuis 2000, contre 588 aux États-Unis. Idem pour Flavin (pourtant plus accessible en raison des éditions posthumes), Carl Andre, Robert Morris ou Robert Mangold, dont le score ici tourne autour de 10 lots. Seul Sol LeWitt, globalement plus présent aux enchères, se distingue avec 318 coups de marteau. Un artiste «dont on retrouve davantage d’œuvres dans les collections françaises, certainement grâce au travail fourni par la galerie Yvon Lambert», explique Fabien Béjean-Leibenson. Le spécialiste en art moderne et contemporain et vice-président de Pierre Bergé & Associés vient de proposer le «premier» Dan Flavin de sa carrière à Paris, le 12 mars : un néon qui, malgré un pedigree irréprochable, n’a pas trouvé preneur. «Il n’est pas toujours facile de vendre de l’art minimal. Les amateurs recherchent aujourd’hui surtout des pièces décoratives, alors que la génération précédente était davantage attachée à représenter tous les mouvements historiques importants.»
French paradoxe
Si elle reflète un changement de pratiques dans l’art de collectionner, la discrétion de ce marché en France a aussi des fondements culturels. «L’art minimal s’est nourri d’une philosophie puritaine, austère ; il a donc davantage pris en Allemagne. N’oublions pas que la galerie Konrad Fischer a été la première en Europe à le représenter», rappelle Daniel Templon. Les amateurs des «écoles du Nord» se révèlent aussi une clientèle fidèle. Fabien Béjean-Leibenson se souvient d’un Donald Judd extrêmement courtisé lors d’une vente à Bruxelles, en 2010. La nature même des œuvres, dans leur étroite relation avec l’espace, n’est pas facilement compatible avec la domesticité des intérieurs français : «Il leur faut prendre possession du lieu, vraiment l’habiter, pour pouvoir faire sens», souligne Maria Cifuentes, spécialiste chez Phillips. Mais la demande hexagonale n’est pas inexistante, nuance Paul Nyzam. Régulièrement, des collectionneurs français sont accompagnés pour enchérir sur des œuvres présentées dans les ventes de New York ou de Londres. Même peu nombreuses, les collections privées nationales réunissent par ailleurs des ensembles importants. Le nom d’Yvon Lambert apparaît le plus édifiant, auquel s’ajoutent ceux de Myriam et Jacques Salomon, qui ont fréquenté les figures du mouvement dès leurs débuts, ou l’artiste Bernar Venet, dont l’installation aux États-Unis et la rencontre avec Frank Stella expliquent en partie l’appétence pour le courant. Impossible de ne pas citer l’ensemble d’art minimal et conceptuel de Françoise et Jean-Philippe Billarant, présenté au Silo, près de Paris, où les pièces de Judd cohabitent avec celles de Buren et Morellet, dont les relations avec l’art américain ont été évoquées lors d’une exposition à la Dia Art Foundation, en 2017. Claude Berri montrait lui aussi de réelles affinités avec le mouvement, son goût le portant surtout vers les monochromes de Robert Ryman.
Travailler avec «l’Estate»
On doit en grande partie cet intérêt pour l’art minimal aux galeries, qui ont joué leur rôle dès les années 1970. Mais les choses ont changé, notamment avec la mort de ses principaux artistes. «Il n’y a plus d’intérêt économique pour les enseignes françaises. Il faut nécessairement passer par les galeries qui ont des contrats avec les successions, et une fois retranchée la commission, le pourcentage retiré est quasi inexistant», explique Daniel Templon. Le galeriste fut le premier, avec Yvon Lambert, à s’intéresser de près à l’art américain. En 1972, grâce à ses relations avec Leo Castelli, il réunit Judd, Flavin, Andre, Morris et LeWitt dans une exposition d’autres suivront. Déjà, à l’époque, les bénéfices intellectuels étaient plus significatifs que les retombées commerciales. Daniel Templon préfère aujourd’hui miser sur le retour de la peinture figurative : pour lui, l’art minimal est une histoire déjà écrite. Thaddaeus Ropac, qui s’est d’abord porté acquéreur de l’importante collection Marzona, très riche en pièces majeures du courant, avant d’être choisi par la Judd Foundation pour gérer l’Estate pour l’Europe (et ce, pour la qualité de son «infrastructure», vue la complexité de la tâche à accomplir), ne l’entend pas de cette oreille. «Il est important qu’une galerie prenne en charge l’art minimal en France, même si nous travaillons à l’échelle européenne», avec l’Allemagne et l’Autriche notamment. L’exposition «Monumental Minimal», à Pantin, a débouché sur des ventes importantes : un «éclair» de Dan Flavin ayant, entre autres, été acquis par une institution des Pays-Bas, tandis que Robert Morris partait chez un collectionneur outre-Atlantique. Pas grand-chose à signaler du côté français, pour le moment : «Les musées sont déjà très bien pourvus en œuvres d’art minimal et les pièces de Judd étant aujourd’hui très coûteuses, ils ne peuvent pas toujours en acquérir de nouvelles.» Que dire des nouveaux collectionneurs ? L’Asie serait dans ce domaine un marché très prometteur, confie le galeriste, ce que laisse également supposer la collaboration entre Emmanuel Perrotin et Paula Cooper pour l’exposition Sol LeWitt inaugurée mi-mars à Shanghai. Mais c’est bien à Paris, chez Thaddaeus Ropac, que sera organisé le premier solo show de Donald Judd en France depuis vingt ans, sous le commissariat de son fils (voir Interview page 220). Elle fait suite à celui de Rosemarie Castoro, une figure de l’art minimal au féminin, éclipsée en partie par l’œuvre de son mari Carl Andre. Réactualiser le regard sur un courant qui souffre de ses propres caricatures, et en réévaluer l’importance dans l’histoire de l’art d’après-guerre, n’est-ce pas la vertu première d’une telle reconquête ?