Dans un marché soumis à quasiment aucune régulation, qui peut dire aujourd’hui la valeur du Salvator Mundi ou la cote d’un Basquiat ?
Quand un proche d’un dirigeant malaisien accusé de détournements de fonds colossaux obtient un prêt de 100 M$ de la part de Sotheby’s, avant de faire bondir à près de 50 M$ le record atteint par Basquiat, que vaut, en fait, le tableau en question ? L’acheteur l’a-t-il seulement regardé ? Ou a-t-il juste servi de valeur commode pour un échange louche ? Une première réponse peut être fournie par le prix obtenu quand il a été recédé avec une perte de 15 M$ de même qu’un Picasso acquis par le même homme d’affaires a subi à la revente une décote de 30 %. Comment apprécier alors la cote de l’artiste ? Commentant ce prêt, David Hall, qui a été pendant dix ans le procureur attaché à la cellule «arts» du FBI, a souligné auprès de Bloomberg que le marché de l’art était devenu un canal du blanchiment, pour la bonne raison que «le niveau de contrôle d’une maison de ventes est bien inférieur à celui d’une banque». On peut voir une seconde réponse, apparemment contradictoire, dans le fait que, quatre ans plus tard, un nouveau record a été établi pour un Basquiat, doublant le précédent, frelaté, pour dépasser les 100 M$… Mais dans quelles circonstances ? Quelle est la part de manipulation dans tous ces fabuleux résultats annoncés à New York ? Le marché mondial de l’art est formidable.
Il ne cesse de croître. Quelle est la part, dans cette frénésie, des véritables collectionneurs et amateurs d’art, débordés par les nouveaux riches et les spéculateurs ? Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il attire tous les criminels de la terre : il n’est pratiquement soumis à aucune régulation. Longtemps, les galeries et marchands ont, dans la plus grande impunité, pratiqué en grand «l’optimisation fiscale» (le langage a ses pudeurs) en multipliant les adresses paradisiaques aux îles Caïmans ou au Panama. Les autorités ont laissé faire. Le marché ne reconnaît pas le délit d’initiés, il ne rapporte pratiquement pas de cas de blanchiment, il dissimule l’identité de ses clients en jouant sur tous les volets financiers imaginables. Les autorités laissent faire. Le récit vertigineux du Salvator Mundi semble en former le concentré symbolique. Acheté pour 80 M$ via Sotheby’s à un consortium de marchands américains, qui l’avaient trouvé dans un obscur déballage, revendu dans la foulée pour 125 M$ et finissant par atteindre les 450 M$, emporté par une guerre diplomatique au beau milieu d’une vente d’art contemporain. À l’instar de quelques génies de l’histoire de l’art, Léonard de Vinci rend fou. Qui a véritablement posé le regard sur ce tableau, qui pourrait fort bien avoir été un original du peintre, mais tellement endommagé et repeint que peut-être plus jamais la vérité ne pourra être établie avec certitude ? Qui peut dire aujourd’hui sa valeur ? Est-il seulement regardable encore ? On le verra peut-être à la rétrospective prévue en fin d’année au Louvre, dont ce Grand Salvateur risque d’être la vedette du fait même de sa disparition inexpliquée dans les sables du désert arabique. Un jour, nous avons demandé au spécialiste de Rembrandt Ernst Van de Wetering si l’attribution d’un tableau à un grand maître altérait à ce point la perception d’une composition, quelles que soient sa beauté et sa qualité intrinsèques. Sa réponse a été, sans l’ombre d’une hésitation, positive. De même, si nous partageons une bouteille de latour ou de lafitte d’un grand millésime, le plaisir gustatif ne peut être séparé de la projection culturelle qui vient fonder notre appréciation et du partage social qui en résulte. Nous ne goûtons pas un vin, nous buvons de la culture et de l’histoire. Sans parler de la part prise par la tricherie, la fraude et le crime organisé, les prix délirants obtenus en art contemporain, pour des œuvres qui, le plus fréquemment, n’ont pas d’histoire, et n’en créeront peut-être jamais, laissent un goût davantage amer, ou acide, selon les préférences.