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L’art en Tunisie, six ans après la révolution

Publié le , par Stéphanie Pioda

Le monde artistique ne demande qu’à grandir depuis la chute du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali en 2011. Mais les seules perspectives sont celles initiées par le secteur privé et les artistes eux-mêmes.

Vue de l’atelier de la photographe Héla Ammar, à Sidi Bou Saïd. L’art en Tunisie, six ans après la révolution
Vue de l’atelier de la photographe Héla Ammar, à Sidi Bou Saïd.
© Photo Stéphanie Pioda

Aucun musée d’art contemporain, pas de critiques d’art ni de commissaires d’exposition, absence de statut pour les artistes, peu de centres d’art et de collectionneurs : tout est encore à construire dans cette Tunisie qui concentre son énergie sur l’instauration d’une démocratie laïque. Les quelques galeries sont toujours condensées dans les quartiers huppés de Sidi Bou Saïd (A. Gorgi, Selma Feriani, Ghaya Gallery, le Violon bleu) ou de la Marsa (La Marsa), restant un débouché bien maigre pour «la plupart des artistes, qui ne peuvent pas vivre de leur art. Ils ont un deuxième job», rappelle Héla Ammar, elle-même photographe et par ailleurs juriste. «L’apport de la révolution a été de les rendre audibles à l’étranger et de modifier leur image», nous confiait déjà en 2013 Marc Monsallier, alors directeur de la galerie Talmart (Paris). Depuis 2011, le marché de l’art s’est peu structuré et certaines galeries maintiennent un rapport de force avec les artistes, qui ne peuvent faire jouer la concurrence. L’État demeure, lui, le grand absent du débat, incapable de construire une politique ambitieuse, avec un nouveau ministre de la Culture tous les ans en moyenne ! Cependant, le controversé Mohamed Zine El Abidine, nommé en août 2016, semble vouloir lancer la machine. Il déclarait à l’agence Tunis Afrique Presse en janvier dernier : «2017 sera l’année des grandes réalisations culturelles.» À la clé, une multiplication des festivals en région et la promulgation de textes législatifs relatifs à l’action culturelle. Il promet que le musée national d’Art contemporain verra enfin le jour à la fin de l’année, dans ce complexe pharaonique qu’est la Cité de la culture (Tunis). Impulsé par Ben Ali en 1994, cet ensemble de neuf hectares doit réunir un théâtre, une cinémathèque, un centre national du Livre et de la Création, un centre national du Cinéma et de l’Image, des studios de production, trois salles de spectacles et le musée. À la tête de ce chantier en 2008, Mohamed Zine El Abidine n’avait pourtant pas réussi à le mener à terme à l’époque.
 

Othmane Taleb (né en 1977), Paternam, Tunisie, 2016, dessin graphite sur papier aquarelle. Artiste exposé par la décoratrice Hajer Azzouz à l’automne
Othmane Taleb (né en 1977), Paternam, Tunisie, 2016, dessin graphite sur papier aquarelle. Artiste exposé par la décoratrice Hajer Azzouz à l’automne 2016, rue de Seine à Paris.
© Othmane Taleb

Écrire une histoire de l’art tunisien
L’enjeu du musée national d’Art contemporain est important, car il permettrait d’exposer les œuvres et d’inscrire la création tunisienne dans une continuité, mais pas uniquement. Sana Tamzini, artiste et actrice culturelle active ces dernières années  à la tête du Centre national d’art vivant (CNAV) de 2011 à 2013, professeur à l’École supérieure des sciences et technologies du design de Tunis , raconte que l’ancienne ministre Latifa Lakhdar (en poste de février 2015 à janvier 2016) l’avait missionnée pour travailler sur ce musée, en particulier sur la restauration des 11 500 œuvres d’art acquises par l’État en plus de soixante-dix ans, et jamais montrées. «J’ai réussi à réunir des fonds nationaux et internationaux pour mettre en place des formations de restaurateur, lancer l’inventaire numérique, créer des laboratoires d’écriture afin de commencer à écrire notre histoire de l’art… Mais le gouvernement suivant de Sonia M’Barek ne s’y est pas intéressé et tout a été abandonné !», déplore-t-elle. «La commission d’achat, quant à elle, reste attachée aux modes d’expression classiques que sont la peinture et la sculpture et se montre réfractaire aux nouveaux médiums tels que la vidéo ou l’installation», souligne Sana Tamzini. «En revanche, il y a une avancée importante peu connue : la loi des finances complémentaire, votée en 2014, sous la houlette du ministre de la Culture Mourad Sakli, qui autorise au secteur privé une déduction à 100 % des impôts pour le soutien à un projet culturel.» Une amorce de politique de mécénat…
Le cinéma tunisien sur l’échiquier mondial
«Le nombre d’expositions augmente, les représentations théâtrales se multiplient, le cinéma a reçu énormément de prix, mais les intellectuels et les artistes attendaient plus», regrette le plasticien Nidhal Chamekh, remarqué à la 56e Biennale de Venise dans le cadre de l’exposition «All The World’s Futures», organisée par Okwui Enwezor. Le cinéma a remporté en effet de nombreux succès depuis la Palme d’or reçue pour La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, en 2013 : À peine j’ouvre les yeux, de Leyla Bouzid, a reçu le prix du public à la Mostra de Venise en 2015 et Inhebbek Hedi (Hedi, un vent de liberté), de Mohamed Ben Attia, a été doublement sacré à Berlin en 2016, avec le prix de la meilleure première œuvre et l’Ours d’argent du meilleur acteur à Majd Mastoura. Une envolée de ce secteur très remarquée à l’étranger, mais des films qui auront été peu diffusés sur le territoire, par manque de salles de cinéma : on en compte moins de vingt, avec une concentration autour de Tunis. Les seules véritables perspectives dans le domaine culturel viennent d’initiatives privées : certaines n’ont pas tenu dans la durée, comme ce fut le cas du B’chira Art Center, à seulement une vingtaine de minutes du centre de Tunis, et d’autres se poursuivent, comme l’événement pluridisciplinaire Dream City, organisé depuis 2015 à Tunis par l’association L’Art Rue, mais aussi «Djerba Hood», qui a habillé en 2014 les murs du village de Djerba aux couleurs du street art par des artistes venus des quatre coins de la planète… Cet événement a été organisé par Mehdi Ben Cheikh, directeur de la galerie parisienne Itinerrance, qui a aussi ouvert en juin 2015, avec Yosr Ben Ammar, le 32 Bis, dans le bâtiment Philips. Cet espace dédié à l’art urbain fait une pause, peut-être pour revenir en force, en aménageant les 2 000 mètres carrés d’entrepôts à l’arrière, qui en feraient un lieu phare en plein centre de Tunis. L’entreprise Talan donne quant à elle, depuis 2014, un rendez-vous annuel autour d’une exposition internationale dans ses bureaux. La dernière édition confrontait de jeunes créateurs à des pointures plus reconnues, comme Barthélémy Toguo ou Taysir Batniji. À noter également, la plate-forme Siwa, qui a pris racine en 2012 dans la ville de Redeyef, dans le sud-ouest du pays : une sorte de laboratoire artistique, au croisement des arts et des publics.

 

Sabri Ben Mlouka, Tryptique 2/Tunis 2015, photographie. Artiste exposé par la décoratrice Hajer Azzouz à l’automne 2016, rue de Seine à Paris.
Sabri Ben Mlouka, Tryptique 2/Tunis 2015, photographie. Artiste exposé par la décoratrice Hajer Azzouz à l’automne 2016, rue de Seine à Paris.© Sabri Ben Mlouka

Des zones de l’ombre
L’un des enjeux du développement de la Tunisie est justement de faire exister ces «zones de l’ombre», comme ont été qualifiées ces régions déshéritées par le régime de Ben Ali. Le photographe Douraïd Souissi «veut faire aussi connaître ces gens de l’intérieur, pour que les Tunisiens connaissent plus leur pays et pour plus de respect, de fierté et de justice», revendique-t-il. Il avait participé à l’exposition «Views of Tunisia», organisée par la Maison de l’image à Tunis en 2016, aux côtés de vingt-trois confrères   dont Héla Ammar , qui donnaient chacun leur lecture d’un des vingt-quatre gouvernorats. «S’attaquer aux problématiques locales revient à traiter des problèmes universels», poursuit-il. Haythem Zakaria, figure de l’art digital, plonge également dans les grands paysages désertiques de Nefta (sud-ouest) dans son projet «Interstices», questionnant pour sa part l’invisible. Et la censure ? Question inévitable ! Tous reconnaissent une réelle liberté d’expression, qui a subi un revers ponctuel lors du Printemps des arts au palais El Abdellia, en 2012, où des œuvres ont été détruites et des artistes menacés de mort. L’engagement politique a un vrai sens ici. Il innerve la création et l’envie de créer collectivement, comme le rappelle l’expérience du groupe «Politiques» en 2012 et 2013, lui donnant une force pertinente et subtile, à l’image des personnages en céramique réalisés en série d’Ymène Chetouane, qui deviennent prétexte pour dénoncer le formatage des esprits par une dictature. Les paroles du poète Abou el Kacem Chebbi (1909-1934) résonnent particulièrement aujourd’hui : «Si le peuple veut un jour vivre, force est pour le destin de répondre.» 

dates Clés
14 janvier 2011
Ben Ali fuit la Tunisie après ce que l’on a appelé
la «révolution de Jasmin».
juin 2012
Scandale de l’exposition du Printemps des arts
au palais El Abdellia, où certaines œuvres
ont été jugées offensantes et où des artistes
ont reçu des menaces de mort.
2014
La nouvelle Constitution tunisienne est adoptée
le 26 janvier, et promulguée le 10 février.
2015
Prix du public à la Mostra de Venise pour À peine
j’ouvre les yeux, de Leyla Bouzid. Nidhal Chamekh
est célébré à la 56e Biennale de Venise.
2016
Hedi, un vent de liberté (Inhebbek Hedi),
de Mohamed Ben Attia, doublement sacré à Berlin.
2017
Le musée national d’Art contemporain
devrait ouvrir ses portes.
À voir
«Interstices//Opus. I», un projet de Haythem Zakaria, Institut français de Tunisie,
20-22, avenue de Paris, Tunis 1000, Tunisie.
Jusqu’au 16 mars 2017.
www.institutfrancais-tunisie.com  /  www.haythemzakaria.com


 

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