Ces derniers temps, de nombreux plasticiens se retrouvent sur les bancs des tribunaux, accusés de plagiat. Mais quelle est précisément la frontière entre inspiration et contrefaçon ? La réponse n’est pas si simple…
Michel-Ange s’inspirait de Giotto, Watteau de Rubens, Manet de Vélasquez, Picasso de Matisse et vice versa… L’histoire de l’art a toujours procédé par filiation ou réinterprétation. Et pendant des siècles, nul n’y a trouvé à redire, de la même manière que l’on n’a pas reproché à Warhol de s’approprier les photos de Marilyn ou de Jackie Kennedy. Jusqu’à ce que, dans le sillage de la décennie 1980 et de l’explosion du marché, émerge la question des limites de la pratique. «À mesure de l’accroissement des enjeux économiques et de la judiciarisation de la société, les contentieux pour plagiat (contrefaçon, en langage juridique) se sont développés», analyse Olivier de Baecque, avocat spécialisé. Si la plupart des litiges se règlent à l’amiable, certains sont portés devant les tribunaux, comme l’illustrent plusieurs affaires récentes ou en cours d’instruction. «Deux logiques s’affrontent», résume Marie-Hélène Vignes, avocate et coauteur avec Céline Delavaux des Procès de l’art (éditions Palette). «Les artistes revendiquent la liberté de création, les juges tentent de démêler le légitime de ce qui ne l’est pas.» Mais à partir de quand la ligne rouge est-elle franchie ? Tel est bien le problème. Car la frontière peut se révéler ténue, d’autant qu’en continuité de Duchamp et du pop art, est né un courant ouvertement «appropriationniste», à partir des années 1960. Aujourd’hui, à l’instar de leurs aînés, qui puisaient leurs sources dans la nature ou dans les tableaux de leurs pairs, nombreux sont les plasticiens à s’inspirer de publicités ou de photos de presse et, de plus en plus fréquemment, de clichés circulant sur le net.
Sanctionner la violation du droit d’auteur
Or, la législation française est claire. Selon le Code de la propriété intellectuelle, la reproduction partielle ou totale d’œuvres (à l’exception notamment de celles ayant une portée critique ou parodique) nécessite de demander l’autorisation à leur créateur. Sinon, il y a violation du droit d’auteur, et donc contrefaçon. «Lorsque, en plus, les œuvres nouvelles sont vendues des centaines de milliers, voire des millions de dollars, on comprend que les plagiés, écœurés, demandent réparation», souligne Alexis Fournol. Et l’avocat, d’ajouter : «Compte tenu de la prolifération des images et de leur facilité de reproduction, les problèmes risquent de se développer.» Les actions en contrefaçon achoppent lorsque les juges estiment qu’elles se rapportent non pas à une réalisation précise mais à un genre ou à un style. C’est ainsi que Xavier Veilhan a été débouté de la procédure qu’il menait à l’encontre de Richard Orlinski. Le premier accusait le second de lui faire une concurrence déloyale en imitant certaines de ses sculptures animalières. Malgré la proximité esthétique, les faits n’ont pas été reconnus, au motif que le thème du bestiaire, traité depuis l’Antiquité, relève du «libre parcours» des idées, de même que le cubisme n’appartient ni à Braque ni à Picasso. Qu’en sera-t-il pour Orlan ? La plasticienne, pionnière du body art, a attaqué la diva de la pop Lady Gaga, lui reprochant de s’être à plusieurs reprises, approprié son univers d’hybridation. Argument balayé par le tribunal de grande instance de Paris. Orlan a fait appel. La justice, en revanche, a condamné Luc Tuymans en 2015. Incriminée : une peinture fondée sur le portrait, paru dans un journal, d’un politicien populiste flamand. L’artiste belge a eu beau rappeler que son travail reposait sur la réinterprétation de photos existantes et que son tableau, par le biais de la parodie, visait à dénoncer la montée du nationalisme, seules ont été retenues les ressemblances avec le cliché initial : cadrage et lumière identiques, mêmes yeux clos, visage tronqué et front perlé de sueur. Au final, la toile fut ravalée au rang de vile copie. Un verdict qui a répandu un vent de panique dans la profession, car il remet en cause tout ce pan de la création que constitue l’«appropriation art». Face au tollé, les poursuites ont toutefois été abandonnées, en échange d’un arrangement financier. Mais cet exemple prouve à quel point la question est aujourd’hui sensible. Et la réponse, mouvante, car en partie dépendante de la subjectivité des juges.
Un équilibre entre droit d’auteur et liberté de création
Sur l’échelle de Richter de l’appropriation, Jeff Koons, actuellement sur la sellette, franchit en effet un degré supplémentaire, sans aucun doute plus critiquable. L’affaire en cours a éclaté, en France, fin 2014, lors de sa rétrospective du Centre Pompidou, suite à une plainte déposée par le Français Franck Davidovici, directeur artistique free lance. En cause : une sculpture, intitulée Fait d’hiver, reproduisant une campagne publicitaire de la marque Naf Naf, dont ce dernier est l’auteur. «C’est une transposition 3D de la photographie originale», commente Jean Aittouarès, son défenseur. «Elle reprend non seulement la scène un cochon saint-bernard au chevet d’une femme allongée dans la neige mais aussi son cadrage, et jusqu’au titre.» La sculpture fut d’ailleurs immédiatement retirée de l’exposition. Les similitudes sont telles qu’on ne voit pas comment, durant le procès programmé en 2017, le roi du néo pop échappera aux foudres de la justice. Si la procédure se déroulait outre-Atlantique, on ne pourrait pas forcément en dire autant… Car la législation américaine repose sur une interprétation moins restrictive du monopole du droit d’auteur, considérant qu’il ne doit pas entraver la liberté de création. «Le champ d’application de ses exceptions, regroupées dans la notion du fair use (littéralement : usage loyal), est en effet plus large que dans la législation française et plus flou par la même occasion», explique Marie-Hélène Vignes. Le photographe français Patrick Cariou en a fait l’amère expérience. Il avait assigné Richard Prince, autre grand habitué des tribunaux, pour avoir utilisé plusieurs de ses portraits, tirés d’un ouvrage sur les rastas jamaïcains. Transposés sur des toiles, à peine retravaillés, ils avaient ensuite été exposés à la galerie Gagosian. Pour la défense de leur client, les avocats ont invoqué en appel, le fameux fair use, et appliqué l’un de ses critères : l’appréciation du «caractère transformatif» de l’œuvre finale. Et les magistrats ont suivi, les interventions du plasticien ayant modifié, selon eux, l’esthétique et le message initial de Cariou. En France, Prince aurait été condamné, du moins, en l’état actuel de la jurisprudence hexagonale. Car un procès, à l’issue très attendue, pourrait chambouler la donne. Il oppose le photographe Alix Malka à Peter Klasen, peintre de la figuration narrative, accusé d’avoir introduit dans une trentaine de ses toiles, trois clichés de visage féminin publiés quelques années plus tôt par Malka, dans un magazine. Après plusieurs péripéties, Klasen a d’abord été reconnu coupable de contrefaçon, mais la cour de cassation a annulé le jugement et créé la surprise en mettant en balance les droits d’auteur du photographe et la liberté d’expression artistique revendiquée par le peintre, au nom de la Convention européenne des droits de l’homme. Une première. «C’est une dangereuse porte ouverte et surtout un nouveau durcissement de la jurisprudence au détriment des auteurs», s’alarme Pascal Narboni, défenseur d’Alix Malka. «Si une telle évolution se confirmait, le droit d’auteur français se rapprocherait du fair use américain. La cour d’appel de Versailles devra trancher cette année. Nul doute que les avocats de Koons tenteront eux aussi de s’engouffrer dans la brèche.