De la figuration narrative à l’expression la plus actuelle, cette collection réunie par un couple interpellera les amateurs d’un art direct, engagé et toujours moderne. Un parcours en liberté.
Trente ans de vie, de collection et de rencontres. Depuis la fin des années 1980, ce sont quelque 160 œuvres d’artistes de trois générations différentes que cet inséparable couple d’amateurs a réunies avec passion. De Jacques Monory (né en 1924), notamment avec une toile satirique de 1973, Lauréate concours félin, Connecticut, estimée 25 000/30 000 € , à la très connectée Amélie Bertrand (née en 1985), dont un grand format de 2012 est attendu à 3 500/4 000 €. Leurs motivations ? L’excitation d’acheter, même si cela représentait souvent une difficulté financière pour cette professeure de lettres et cet ingénieur en informatique, et surtout le plaisir de partager avec les artistes et autres amateurs. Bien que se jugeant eux-mêmes «petits collectionneurs», ils ont effectué pas moins d’une cinquantaine de prêts ces dernières décennies ; c’est d’ailleurs le cas de deux dessins d’un artiste rare en salles de ventes mais habitué des galeries, Jérôme Zonder, au château de Chambord pour l’exposition «Devenir traces» jusqu’au 30 septembre, et de L’Étiquette de la lauréate du prix international de peinture Novembre à Vitry en 2016, Mireille Blanc, qui sera présentée cet été au FRAC Auvergne ; des œuvres qui seront donc vendues sur désignation. S’ils avouent avoir été au début «parfois trop influencés par les galeries et les belles signatures de catalogue», ils ont su par la suite forger leur propre regard, tout en conservant cette précieuse excitation du coup de foudre.
Un œil sur la réalité
Au-delà du choix évident pour la figuration, un point commun semble émerger tout naturellement de cet ensemble fait de valeurs sûres et de découvertes avisées : la provocation. «Une œuvre doit avant tout nous déranger, et surtout déranger notre entourage !», s’amusent-ils. Une conviction que les collectionneurs partagent avec les artistes de la figuration narrative, née en réaction à l’éloignement de l’art abstrait de la réalité, mais aussi à une actualité qu’ils jugeaient inacceptable, avec les guerres d’Algérie ou du Vietnam, ainsi qu’à l’émergence de la société de consommation. C’est en juillet 1964, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, qu’eut lieu l’événement fondateur du mouvement, avec l’exposition «Mythologies quotidiennes», organisée par le critique Gérard Gasiot-Talabot et les peintres Bernard Rancillac et Hervé Télémaque. La préface du catalogue affiche clairement les objectifs : «Rendre compte d’une réalité quotidienne de plus en plus complexe et riche», exhiber «les objets sacrés d’une civilisation vouée au culte des biens de consommation», dénoncer «les gestes brutaux d’un ordre fondé sur la force et sur la ruse, le choc des signaux, des mouvements et des sommations qui traumatisent journellement l’homme moderne». Parmi les trente-quatre artistes alors présents, de différentes nationalités, un grand nombre le sont également dans cette collection, à l’image d’Erró, de Peter Klasen, d’Antonio Recalcati ou d’Henri Cueco. Sans oublier Hervé Télémaque, dont l’acrylique sur toile Le silence veille à Saint-Marc (Haïti), daté de 1975, est annoncé à 30 000/40 000 €. Cette œuvre de 150 cm de diamètre livre le regard de l’artiste sur son pays natal, après seize ans d’absence, alors que règne encore la dictature corrompue de Jean-Claude Duvallier. Télémaque partage ce goût pour le tondo cet œil projeté sur la réalité avec son acolyte Bernard Rancillac. Si les peintures de ce dernier s’inspirent bien souvent de la bande-dessinée ou de la photographie pour créer des personnages iconiques du monde moderne, sa Ronde de jour n° 1 de 1979 (10 000/12 000 €) déroge à ces principes, nous faisant entrer dans le monde fermé de la prison. Un choix judicieux de notre collectionneur, dont Rancillac disait qu’il connaissait mieux son œuvre que lui-même. Cette création sur le thème de la vie carcérale, de la dureté et de l’isolement dans les quartiers de haute sécurité, fut inspirée par l’histoire d’Ulrike Meinhof, membre du groupe Fraction armée rouge, retrouvée pendue en 1976 dans sa cellule.
Vive la provocation
Pour rester dans le domaine de l’engagement politique, on s’intéressera à une œuvre rare d’Alfred Courmes, une monumentale toile comme les affectionnent nos collectionneurs, contraints de déménager dans un vaste atelier à Montreuil afin de toutes les accrocher, mais aussi de pouvoir inviter les artistes à venir échanger sur leur travail (20 000/25 000 €). Dans ce format de peinture religieuse, l’artiste un peu à part, par son plus grand âge et son style marqué par les maîtres anciens et le réalisme socialiste traite du sujet grave de la dictature militaire avec humour, détournant des images bien connues, comme ici la petite fille des publicités pour le chocolat Menier ou la figure de la Crucifixion, afin de heurter immédiatement le regard du spectateur par une scène à connotation sexuelle. «Ce n’est probablement pas l’engagement de l’artiste qui va changer le monde, mais il peut pousser à la réflexion», espèrent nos collectionneurs. Alfred Courmes est l’un de ces agitateurs qu’ils aiment tant. Dans leurs rangs, il faut aussi compter avec Peter Saul, très bien représenté avec cinq œuvres majeures. Encore boudé par Paris, l’artiste américain a cependant exposé plusieurs fois en France depuis 1999, aux Sables-d’Olonne et à Châteauroux, ou à Lyon en 2010. Autant d’événements à l’occasion desquels nos collectionneurs ont prêté leurs œuvres, notamment I’m Sorry (20 000/30 000 €), mais aussi accompagné leur ami pour le soutenir et partager ces moments. Si son caractère provocateur est plutôt bien accepté en France, surtout lorsqu’il critique le racisme ou les dérives du capitalisme aux États-Unis, «Peter Saul n’a pas encore la place qu’il mérite». Il demeure pourtant l’un des tout premiers membres de la figuration narrative, et son style moderne inspiré de la bande dessinée, se moquant avec rage et constance de toutes les icônes populaires nourrissant la consommation de masse, ne peut passer inaperçu. C’est sans aucun doute l’avis de cette pauvre Joconde, au teint devenu verdâtre en raison d’une indigestion de pizza !
La relève est bel et bien là
Le combat a continué ces dernières années avec la série «Garance» de Jérôme Zonder, sur le thème de la lutte féministe et des très médiatiques Femen, mais aussi avec un représentant de la culture punk et de la figuration libre, Kriki. Adepte du grindcore et de l’esthétique trash, Damien Deroubaix vous révélera encore toute la noirceur de notre monde dans Damage, de 2003 (3 000/4 000 €). La volonté de changement passe à l’évidence, chez ces artistes des années 1960 ou de la période actuelle, par un renouvellement des techniques et des formes d’expression. Les nouveaux médias, le cinéma, la BD et la publicité inspirent nombre d’entre eux. Mais c’est la photographie qui semble le plus influencer cet ensemble. Cet art, qui a révolutionné la conception de la peinture, a ici servi de base de travail à de nombreuses œuvres, comme Me in the Police Office de Rinus van de Velde, réalisé au fusain à partir d’une photo prise en 1965 par Arnold Odermatt (6 000/8 000 €). Et si les tableaux ressemblent parfois à des photos, la réciproque se vérifie aussi, comme en témoigne Paysage 202 (3 000/4 000 €), vue prise en 2014 au Texas par Alain Bublex, qui n’est pas sans rappeler les œuvres d’un certain Edward Hopper… S’étant résolu à changer de résidence et donc à se séparer de ses œuvres, le couple de septuagénaires offre une dernière performance à cet ensemble, quelques frissons encore pour cette collection, réunie dans un beau catalogue puis sous le marteau.