On ne sort pas si facilement les cadavres des placards. C’est sans doute ainsi qu’il faudrait prendre le colloque de deux jours qui a réuni trois cents Français et Allemands, à Bonn, sous les auspices du Deutsches Zentrum Kulturgutverluste. Communément appelé « ZK », ce centre dédié par euphémisme aux «biens culturels disparus» a été fondé il y a trois ans par le gouvernement fédéral, suite à l’onde de choc de la découverte du «trésor nazi de Munich» autrement dit, les quelque 1 400 œuvres retrouvées dans la résidence du fils d’Hildebrand Gurlitt. Ce colloque s’est tenu à l’ombre d’une double exposition, ouverte pour cinq mois, sur la collection formée par celui qui fut l’un des principaux marchands d’art du régime hitlérien, au musée des beaux-arts de Berne et à la Bundeskunsthalle de Bonn. «Ombre» est bien le mot, car personne n’a osé évoquer la déroute de cette présentation, à l’étage du centre d’art de l’ancienne capitale fédérale (voir-ci contre).
La «contagion» des restitutions
En liminaire, il revenait à Bénédicte Savoy, professeur au Collège de France et à l’Université de Berlin, de rappeler le chemin parcouru. En 1994, François Mitterrand remerciait chaleureusement Helmut Kohl de la restitution de vingt-huit tableaux de Monet, Cézanne ou Seurat, issus de la spoliation nazie et retrouvés après la réunification dans les musées de l’est de l’Allemagne. Insistant sur le caractère «tout à fait exceptionnel» de ce geste, le président français eut ce propos : «Chacun en mesurera l’importance et l’étrangeté. Jusqu’ici, les musées ont été remplis d’œuvres acquises ou conquises dans les conditions sur lesquelles il n’est pas nécessaire d’insister. À geste exceptionnel, gratitude exceptionnelle. Cela dit, que de conservateurs dans nos pays, que de responsables de nos grands musées doivent ce soir éprouver une certaine inquiétude. Et si cela se généralisait ? Je ne me risque pas beaucoup en pensant que cet exemple restera très particulier et que la contagion s’arrêtera assez vite.» Aussi bien dans les discours que dans les échos répercutés par les médias, «jamais, le mot de “juif” n’est prononcé», relevait Bénédicte Savoy, notant que, par le mot de «contagion», le chef de l’État semblait assimiler la restitution à une maladie. «Mais nous étions un certain nombre à ne plus vouloir garder chez soi les secrets de famille, dont la traduction se retrouve aujourd’hui dans tous les populismes», a-t-elle lancé pour ouvrir les débats. Une trentaine d’intervenants ont examiné la spoliation artistique sous ses différentes facettes, un accent particulier étant placé sur le rôle du marché parisien. Au faîte de sa carrière dans les années 1940, a pointé Andrea Baresel-Brand, universitaire collaborant au ZK, Hildebrand Gurlitt passait une semaine par mois en France pour alimenter les dirigeants nazis et le projet d’un grand musée à Linz, nourri par Hitler. Ayant étudié ses archives retrouvées à Munich, sa collègue Meike Hopp a évoqué le réseau noué avec des galeries comme Raphaël Gérard, Godefroy, Leegenhoek, Legrand ou Pierre Loeb. Elle a insisté sur l’importance des sommes engagées par celui qui se présentait comme agent des musées allemands, profitant de la forte valeur conférée au mark par la puissance occupante. L’économiste belge Kim Oosterlinck a exposé les mécanismes financiers qui ont permis à la place parisienne de connaître une période d’euphorie, en dépit de la guerre et de la surabondance de l’offre. L’État ayant fermé la plupart des circuits financiers, a-t-il expliqué, le marché de l’art était devenu le principal, sinon le seul, débouché ouvert aux placements et au recyclage des revenus du marché noir. «Plus d’un million d’objets se seraient vendus à Drouot en 1942-1943», a ainsi pointé la conservatrice française Isabelle Rouge-Ducos, en reconnaissant que ce volume mériterait «une estimation plus fine». Parmi les études particulièrement actives, elle a cité celle de Maurice Rheims et d’Alphonse Bellier, énumérant pour ce dernier «neuf ventes majeures tenues en 1942, en vingt vacations, plus cinq vacations de biens israélites». Comme d’autres, elle a souhaité l’accès le plus ouvert possible aux archives de cette période, notamment celles des commissaires-priseurs.
Les chercheurs face à plusieurs difficultés
L’Américain Marc Masurovsky, qui a monté depuis 2010 une base de données de 36 000 objets, a été de ceux déplorant les obstacles auxquels se heurtent les historiens, à commencer par leur éparpillement. Directeur de la bibliothèque de recherche du Centre Pompidou, Didier Schulmann a ainsi relevé que le même document pouvait être consulté par plusieurs universitaires à la suite, sans qu’aucun n’ait la moindre idée des résultats obtenus par le précédent. À la crainte des chercheurs de voir d’autres s’approprier leur travail s’ajoutent une multitude de barrières, techniques, institutionnelles, juridiques, culturelles ou même linguistiques. Plusieurs orateurs ont déploré le vide laissé par l’effacement de l’Unesco, qui aurait pu servir d’autorité morale et normative. Ces difficultés ont donné lieu à une vive passe d’armes, inhabituelle en un tel cénacle, qui a clôturé ces deux journées. Christian Fuhrmeister, de l’Institut de l’histoire de l’art à Munich, s’en est pris au ZK, en lui reprochant sa «vacuité» et son incapacité à coordonner les initiatives dispersées. Au nom du centre, Gilbert Lupfer lui a reproché de «cracher dans la soupe», en soulignant que celui-ci n’avait pas pour mission d’encadrer la recherche en Allemagne. En dépit des écarts de culture, des non-dits et des tensions qui affleuraient dans les débats, ou peut-être même à cause d’eux, tous les participants ont appelé de leurs vœux une suite à cette première franco-allemande, en souhaitant même son extension au continent européen.