L’imposant édifice bâti à la fin du XIXe siècle par Émile Gaillard, à Paris, vient d’être restauré. Il abrite désormais Citéco, un ambitieux musée de l’Économie, où le numérique côtoie le néogothique, dans un insolite mélange des genres. Retour sur le destin d’un édifice hors normes.
Heureusement, Paris abonde encore en folies architecturales souvent nées dans l’esprit d’un homme cultivé et fortuné qui sut trouver dans un architecte talentueux l’alter ego capable de mettre en musique son rêve de pierre. Pour bâtir l’hôtel particulier qui abriterait sa remarquable collection de tapisseries des Flandres, porcelaines asiatiques, faïences italiennes ou hispano-mauresques, statues de marbres, coffres, tables et dressoirs de bois datant des XVe et XVIe siècles, le banquier Émile Gaillard (né en 1821) fit appel à Jules Février. À eux deux, ils allaient concevoir un majestueux bâtiment dans ce style néo-Renaissance très en vogue à la fin du XIXe siècle, qui, de surcroît, s’accorderait à merveille avec les collections du propriétaire. L’édifice devant revêtir de colossales proportions, c’est naturellement dans un quartier en pleine expansion que le duo décide de bâtir : la plaine Monceau, et plus particulièrement sur cette parcelle encore disponible au croisement des avenues de Villiers et Malesherbes aujourd’hui la place du général Catroux. En ces années 1880 où Paris change radicalement de physionomie, c’est ici que s’installent les nouvelles élites. Les voisins d’Émile Gaillard sont des peintres (Édouard Manet, Puvis de Chavannes, etc.), des comédiens dont l’immense Sarah Bernhardt , des musiciens comme Charles Gounod, Claude Debussy ou Gabriel Fauré et des écrivains de la veine d’Alexandre Dumas et d’Edmond Rostand.
Pastiche de l’architecture Renaissance
L’édifice qui s’élève sur cette place ne laisse pas d’étonner, même le passant du XXIe siècle. Façade de briques et de pierres mêlées, toit élancé, balustrades ouvragées, fenêtres à meneaux, tourelles, clochetons, foisonnement de sculptures… Il y a là une curieuse ressemblance avec les plus fameux châteaux de la Renaissance, notamment Blois et son aile gothique, aménagée par Louis XII à la fin du XVe siècle. Rien d’étonnant à cela : Émile Gaillard est un ami de Jules Édouard Potier de La Morandière, conservateur du château de Blois, qui lui a donné l’autorisation de mouler certains éléments architecturaux comme les lucarnes sculptées, les balustrades ajourées et les gouttières torsadées. Et c’est également le faïencier en charge de la restauration du sol de la chapelle Saint-Calais (au château royal), qui réalise le dallage de l’escalier d’honneur de l’hôtel Gaillard. Du reste, ce commanditaire, ami des arts, fait appel aux meilleurs faiseurs, tant pour les sculptures que pour les menuiseries artistiques, les hautes toitures de l’hôtel couronnées de crêtes en plomb ou le grand portail. Mieux, sur l’encadrement des lucarnes, Émile Gaillard fait graver de grands «G» à la manière des initiales de Louis XII à Blois… Gaillard et Février se sont certainement beaucoup amusés à recréer ce décor Renaissance, à truffer l’édifice de clins d’œil les deux hommes se sont même représentés sur les culots de la façade, habillés en costumes Renaissance. En esthète et fin mélomane le meilleur élève de Chopin dit-on, qui lui dédia une mazurka Émile Gaillard savait vivre. Il y eut ici nombre de fêtes. Notamment un bal costumé, donné le 10 avril 1888, relaté en détails dans la presse de l’époque. Ce soir-là, passant entre deux hallebardiers portant sur leur plastron l’écu de France fleurdelisé orné de la lettre «G», deux mille invités franchirent les portes de l’hôtel particulier, vêtus de costumes à la mode sous les règnes d’Henri II (1547-1559) et de Charles IX (1560-1574) pour venir saluer la famille Gaillard au grand complet, rassemblée près de la cheminée monumentale du grand salon. Quel tableau !
Un second souffle
La destinée historique de cette «folie» de la plaine Monceau perdura longtemps. En effet, quelques décennies plus tard, l’architecte Alphonse Defrasse, chargé de transformer le colossal bâtiment en une succursale de la Banque de France, joua lui aussi à fond la carte néogothique. Opérant les aménagements qui s’imposaient afin d’installer les activités bancaires dans l’hôtel, mais respectant l’esprit des lieux. Allant jusqu’à mettre au point un système de sécurité d’une sophistication inouïe autour de la salle des coffres : rien moins… qu’un pont-levis, entouré de douves en eau, dans lesquelles nagent des poissons ! «Non seulement vous n’avez pas détruit mon œuvre, mais vous l’avez complétée», écrira alors, reconnaissant, Jules Février à Alphonse Defrasse. Nous sommes en 1920. Émile Gaillard a rendu l’âme en 1902. Son hôtel a été vendu et l’ensemble de sa collection dispersée quelques objets sont aujourd’hui présentés au musée de Cluny, au Louvre ou au château d’Azay-le-Rideau. En 1919, la Banque de France rachète l’édifice. Et le 2 janvier 1923, il entame sa seconde vie. L’hôtel familial laisse place à une ruche bourdonnante : les clients fortunés du quartier sont accueillis au rez-de-chaussée par un huissier en habit, gravissent l’escalier d’honneur, pénètrent dans le bureau de renseignements (l’ancien petit salon d’Émile Gaillard), se dirigent ensuite vers la galerie des titres, dédiée aux opérations boursières, le hall du public, la galerie des recettes où de petits pupitres ont été aménagés derrière les guichets… 120 agents les accueillent tandis qu’une armée de garçons de recettes fait sa tournée en uniforme pour encaisser les effets de commerce arrivés à échéance.
Projet Citéco, musée économique et monétaire pour tous
Les années passent, le monde bancaire se transforme… Et, de réorganisation en informatisation, en 2006, la succursale «Paris Malesherbes» ferme ses portes. L’hôtel Gaillard entre alors dans un grand sommeil. Le coup de baguette magique advient de l’architecte Yves Lion, qui, en 2012, s’attelle à sa résurrection. L’objectif est de le transformer en musée de l’Économie. La restauration du bâtiment est délicate, le chantier compliqué, il s’agit de moderniser l’hôtel tout en lui conservant son patrimoine et ses décors. Les travaux durent plusieurs années, le temps de mûrir le projet de Citéco, mis en musique par le scénographe François Confino. La restauration, très réussie, offre aux visiteurs une présentation didactique de l’économie : les échanges, les acteurs, les marchés, les turbulences et les régulations y sont traités avec le souci de rendre attrayante une discipline où les Français sont réputés médiocres connaisseurs. Le grand plaisir consiste aussi, surtout, à arpenter les anciens appartements d’un grand esthète. En essayant de démêler le vrai du faux car en homme du XIXe amoureux de la Renaissance, Émile Gaillard mélangeait volontiers pièces d’époque et parfaites copies d’originaux…