Près de cent ans après avoir été démontés et mis en caisse, les décors de la Chancellerie d’Orléans, démolie en 1923, reprennent vie dans les salons de l’hôtel de Rohan, à Paris, siège des Archives nationales. Un sauvetage miraculeux.
À quelques semaines de l’inauguration, le chantier de remontage des décors de feue la Chancellerie d’Orléans va bon train. Et dans le bruit mêlé des marteaux-piqueurs, des visseuses et des ponceuses à l’œuvre sur le sol de marbre du grand escalier, c’est miracle d’apercevoir, à travers les montants de l’échafaudage métallique qui occupe toute la pièce, le merveilleux plafond peint par Antoine Coypel au début du XVIIIe siècle, aux couleurs éclatantes de fraîcheur. Conçu dans le « petit goût », une peinture légère et gracieuse dans laquelle excelle le peintre favori du Régent, le programme iconographique qui se déploie sur le plafond du grand salon s’articule autour du Triomphe de l’amour sur les dieux de l’Olympe et met en scène d’adorables putti ailés, s’emparant avec malice, qui, du bouclier de Mars, qui, du trident de Jupiter, qui, du carquois de Diane… Vu de près et éclairé à la lumière crue des projecteurs, d’imperceptibles fissures se devinent, comme les coutures d’un tissu dont on aurait assemblé les différentes pièces. Ce sont les seules traces, à peine visibles, de l’aventure extraordinaire des décors de la Chancellerie d’Orléans, cet hôtel particulier construit entre 1703 et 1708 en bordure des jardins du Palais-Royal, sur les plans de l’architecte Germain Boffrand, et démoli en 1923.
Brève histoire d’un édifice
L’affaire est à replacer dans le contexte de la transformation de Paris menée par les successeurs de Haussmann, à une époque où la voiture est en voie de devenir la reine de la ville. En 1905, le préfet Hénard imagine même un projet dit de « La Grande Croisée de Paris », qui coupe le Palais-Royal en deux ! Devant la levée de boucliers déclenchée par la Commission du Vieux Paris, créée peu auparavant, en 1897, la Ville gèle le projet… Sans toutefois renoncer à la transformation de ce quartier où la Banque de France, à l’étroit dans ses locaux historiques, prendra bientôt ses aises, précisément sur la parcelle sise entre la rue des Bons-Enfants et la rue de Valois, sur laquelle s’élève la Chancellerie d’Orléans. La noble demeure que le duc d’Orléans a offerte en 1707 à sa maîtresse, Marie-Louise Le Bel de La Boissière de Séry, dite Mademoiselle de Séry, a, depuis, connu moult propriétaires et diverses fortunes. Surélevé de trois étages, abritant en son rez-de-chaussée un atelier de linotypie, l’hôtel a néanmoins conservé les décors entièrement repensés par Charles de Wailly entre 1764 et 1772, dans ce style néoclassique dont le jeune architecte s’est fait le spécialiste. L’antichambre est une imitation des palais romains, son plafond peint par Gabriel Briard illustrant Les Travaux d’Hercule, la salle à manger associe pilastre en mosaïques, médaillons en faux porphyre et riches voussures ornées de stucs dorés, tandis que la chambre de la marquise de Voyer, commanditaire avec son mari de la transformation, est couronnée d’un plafond évoquant Le Lever de l’Aurore, un chef-d’œuvre de Louis-Jacques Durameau. Quant au grand salon qui ouvre par trois vastes baies cintrées sur le jardin, avec ses arcades abritant des miroirs, ses dessus-de-porte figurant « Les Quatre Éléments » – réalisés par Pajou – et sa riche corniche ornée de guirlandes de fleurs mettant en valeur le plafond d’Antoine Coypel, il constitue l’acmé d’une décoration somptueuse.
Fragments d’une démolition
En janvier 1914, la baronne Thénard, propriétaire, fait classer l’édifice – la Chancellerie d’Orléans ou hôtel de Voyer d’Argenson est le premier bâtiment à bénéficier de cette toute récente protection. Mais peu après, il est déclassé par la Ville de Paris qui poursuit son ambition de transformation urbaine, et la démolition est décidée en 1923. Heureusement, les Beaux-Arts obtiennent que les décors exceptionnels soient démontés, pour être remontés ailleurs. « Cela devait être fait l’année suivante, au sein même des nouveaux locaux de la Banque de France », précise Arnaud Manas, directeur du patrimoine et des archives (voir Gazette n° 31 du 13 septembre 2018). Les turbulences de l’époque et la Seconde Guerre mondiale ont raison de ce projet. Et, durant huit décennies, plafonds – découpés en morceaux –, corniches, consoles, frises et guirlandes, témoins du génie artistique de leur temps, dorment dans des caisses entreposées dans un local de la banlieue parisienne. Les associations de défense du patrimoine s’emparent du dossier, la presse s’émeut de temps à autre de ce gâchis… Mais, tout cela est trop compliqué, trop lourd, trop cher. Et trouver un lieu susceptible d’abriter les décors s’avère quasi impossible. « Le projet a fait le tour de Paris ! souligne Emmanuel Pénicaut, conservateur du Patrimoine au Mobilier national, coordinateur de l’opération. On a pensé au musée Carnavalet, au Louvre, au domaine de Saint-Cloud, aux châteaux de Sceaux, de Vincennes… jusqu’à ce que l’idée germe, portée par un particulier, de les installer au rez-de-chaussée de l’hôtel de Rohan. » Coïncidence heureuse, en ce début des années 2000, les Archives nationales déménagent à Pierrefitte-sur-Seine, libérant l’édifice dessiné en 1705 par Pierre-Alexis Delamair. « Les deux hôtels bâtis entre cour et jardin à la même époque présentaient tant de similitudes que ce choix s’est imposé de lui-même », rapporte Bertrand du Vignaud, passionné depuis des décennies par le sort de la Chancellerie d’Orléans, qui a mobilisé avec succès les mécènes américains du World Monument Fund (WMF), dont il a présidé la branche Europe. Une fois le financement assuré – 15 M€ pris en charge par le ministère de la Culture, la Banque de France et le WMF –, le projet peut aboutir. Il « suffit » de redonner sa configuration initiale à l’hôtel de Rohan, défiguré par l’Imprimerie nationale installée là depuis 1808, de mettre au point une ingénierie sophistiquée – pour manipuler les décors et accrocher les plafonds – et bien sûr, nettoyer les différents éléments rangés sur des couches de paille dans 104 caisses de bois, étiquetées avec précision par Alphonse Defrasse, l’architecte de la Banque de France qui avait pris soin, en 1923, de tenir un fort utile « journal de démontage ». « Assembler les dix mille pièces de ce puzzle a été une expérience unique », assure la restauratrice Cinzia Pasquali, qui a coordonné le travail d’une soixantaine d’artisans pointus et suivi avec inquiétude le remontage complexe des trois grands plafonds, dont deux à voussures. De fait, dans ce chantier hors du commun, les péripéties n’ont pas manqué : par exemple, lorsque l’on s’est aperçu que la hauteur des murs de l’hôtel de Rohan et de la Chancellerie d’Orléans ne correspondait pas – le sol a alors dû être décaissé sur quarante centimètres. Ou lorsqu’il a fallu « réintégrer une lacune » pour combler un morceau de ciel manquant. Remeublé par le Mobilier national, qui a notamment retrouvé quatre remarquables fauteuils et une console, réalisés par l’ébéniste Mathieu Bauve d’après les dessins de Charles de Wailly, la nouvelle Chancellerie d’Orléans représente aujourd’hui un exemple exceptionnel des arts décoratifs français du XVIIIe siècle. Et pour qui connaît l’histoire de ces décors sauvés du néant, cette renaissance est bouleversante.
à lire
Arnaud Manas et Emmanuel Pénicaut,
La Chancellerie d’Orléans, renaissance d’un chef-d’œuvre,
éditions Faton (240 pages), 39 €.
à voir
Chancellerie d’Orléans, Archives nationales,
Hôtel de Rohan, 60, rue des Francs-Bourgeois, Paris IIIe,
visites guidées à partir de janvier 2022.
www.archives-nationales.culture.gouv.fr