Aux yeux d’Helena Rubinstein, la beauté était indissociable de l’art. Une exposition au MAHJ dresse le portrait réjouissant de cette impératrice des cosmétiques. Une femme d’affaires exemplaire, doublée d’une collectionneuse audacieuse.
Quel personnage ! Comment Helena Rubinstein, issue d’une modeste famille juive de Cracovie, a-t-elle constitué une fortune colossale et des collections d’art légendaires ? Comment ce petit bout de femme d’un mètre quarante-sept a-t-il bâti une multinationale de cosmétiques au début du XXe siècle ? L’exposition du musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, à Paris, raconte cette épopée. Présentation menée avec passion par Michèle Fitoussi, auteure d’une biographie sur Helena Rubinstein, diffusée dans dix pays. Le visiteur y traverse trois continents. L’aventure débute donc en Pologne dans ce qui est plus exactement le grand-duché de Cracovie, alors partie de l’Empire austro-hongrois , où Chaja (née en 1872), qui ne s’appelle pas encore Helena, est l’aînée de huit filles. Son père tient une épicerie ; sa mère, attentive, oint le visage délicat de ses chéries d’une crème hydratante concoctée par un apothicaire local. Chaja, indépendante, rebelle, ayant refusé un mariage arrangé par ses parents, est envoyée en Australie, où trois de ses oncles ont émigré. De nouveaux horizons l’attendent. Elle change son prénom, se rajeunit de neuf ans, s’invente un passé. «Helena Rubinstein est une fieffée menteuse, glisse Michèle Fitoussi. Elle prétendra, notamment, avoir fait des études de médecine.» Rien de tel pour imposer le respect dans le monde des cosmétiques. La voici arrivée à Coleraine, au fin fond du pays. Elle travaille durement dans le bazar d’un oncle, est tour à tour gouvernante, vendeuse dans une pharmacie, serveuse dans un salon de thé. Le teint de la petite Polonaise fascine les clientes. À voir le visage des fermières australiennes, buriné par le vent et le soleil, celle-ci a une idée : dans son bagage, elle a emporté le pot d’onguent bienfaisant préconisé par maman. Avec l’aide d’un chimiste, elle met au point une crème de beauté, baptisée «Valaze» («don du ciel» en hongrois), qu’elle vend dans les rues. Succès immédiat. Cette visionnaire a le sens du marketing : déjà, elle sollicite cantatrices et actrices célèbres pour vanter son produit. Avec ses premiers gains, l’ambitieuse ouvre un salon de beauté douillet à Melbourne, puis un autre à Sydney, suivis de deux enseignes à Wellington et à Auckland, en Nouvelle-Zélande. Fortune faite, Helena part à la conquête de l’Europe. À Londres, elle épouse Edward William Titus, journaliste américain d’origine juive polonaise lui aussi , qu’elle avait engagé à Melbourne pour rédiger ses réclames et venu la rejoindre. Celui-ci aide la femme d’affaires à peaufiner son image. Désormais, elle se fera appeler «Madame», comme la sœur du roi de France… Son salon londonien arbore bientôt des couleurs flamboyantes, pourpre, violet, orange, que lui ont inspirées les spectacles des Ballets russes. Le couple s’établit à Paris. Helena a ouvert une clinique de beauté rue du Faubourg-Saint-Honoré, meublée par André Groult, star montante de la décoration. Après la Première Guerre mondiale, elle s’installera quelques numéros plus loin, où elle occupera cinq étages, aménagés cette fois par Paul Poiret. Décidément, Helena Rubinstein choisit les meilleurs !
« Madame » collectionne
Intellectuel, bibliophile, Edward compte parmi ses amis le peintre et sculpteur Jacob Epstein, amateur d’art primitif. Lequel initie Helena à la beauté de la statuaire d’Afrique et d’Océanie. Elle achète ses premières sculptures à l’Hôtel Drouot, et ce dès 1908. Une pionnière ! Elle apprend vite, fréquente les antiquaires, échange plusieurs statuettes de qualité moyenne acquises à ses débuts contre un chef-d’œuvre, marchande. Bref, elle a l’œil et constitue l’une des plus remarquables collections qui soient coïncidence, celle-ci fera l’objet d’une exposition au musée du quai Branly en novembre prochain. Grâce à son mari, Helena fréquente des écrivains. James Joyce, pauvre Joyce, écrira même pour elle des textes publicitaires. Hélas, Edward est un séducteur. Chaque fois qu’il la trompe, Helena s’offre un bijou. Autant dire que son coffret prend vite de l’ampleur… Il aime les femmes, elle raffole des pierres et des perles de couleurs. De nombreux tableaux la montrent couverte de joyaux vrais et faux. Car, bien avant l’ère des «people», Helena Rubinstein comprend que sa personnalité peut servir sa marque. Elle se fait immortaliser par des photographes renommés : Man Ray, Cecil Beaton, Erwin Blumenfeld… Tyrannique, elle exige que les épreuves soient retouchées. Deux clichés de Boris Lipnitzki sont dévoilés dans l’exposition : avant et après. Plus une ride, puisque la reine des cosmétiques promet une jeunesse éternelle. Elle pose également pour des peintres : Paul César Helleu, Raoul Dufy, Marie Laurencin, Pavel Tchelitchev, Graham Sutherland… Même le divin Dalí se prête à l’exercice. Seul Picasso s’y refuse. Des portraits de «Madame» s’accumulent sur ses murs, devant lesquels elle est photographiée en tenue de haute couture, bien sûr. Elle s’habille d’ailleurs chez les plus créatifs : Worth, Doucet, Schiaparelli, Balenciaga, Dior. Esthète capricieuse, elle demandera à être enterrée dans une tunique d’Yves Saint Laurent.
Le sens de l’art et des affaires
À Paris, Helena a rencontré Misia Sert, pianiste, égérie des artistes, qui l’introduit dans les ateliers de Montparnasse et de Montmartre. La petite Polonaise, qui jamais ne perdra son accent yiddish, se plaît dans la compagnie d’immigrés d’Europe de l’Est : Brancusi, Kisling, Kikoïne, Marcoussis, Chana Orloff, Pascin. Non seulement elle collectionne avec boulimie «en quantité» leurs œuvres d’avant-garde, mais elle les expose dans ses instituts. Du jamais vu ! On ne peut pas défendre la beauté sans aimer l’art, affirme cette chef d’entreprise qui acquiert Le Baiser de Man Ray pour promouvoir ses rouges à lèvres… Animé de statues africaines et de peintures murales de Chirico, son salon new-yorkais, sur la Cinquième Avenue of course, est spectaculaire : des bas-reliefs en marbre d’Elie Nadelman, sculpteur méconnu, y trônent en majesté. Car Helena Rubinstein s’est évidemment imposée aussi outre-Atlantique. «Non seulement elle possède le sens des affaires, mais elle sait être là au moment opportun», admire Michèle Fitoussi. «Un exemple ? Alors que sa filiale américaine prospère, en 1928, elle la cède à Lehman Brothers pour 7 millions de dollars ! Un record. Ces banquiers machos ne connaissent rien à la beauté et diffusent sa marque dans des magasins bas de gamme elle est fâchée. Arrive le krach boursier de 1929. Madame Rubinstein récupère son ancienne société pour 1,3 million. Bingo. Le bénéfice est facile à calculer.
Une éternelle nomade
Devant tout obstacle, cette petite femme à poigne rebondit. Ayant «remercié» son premier mari entamant une liaison avec la romancière Anaïs Nin , elle épouse un prince géorgien, Artchil Gourielli-Tchkonia, de vingt-trois ans son cadet et professeur de bridge. Son oisiveté l’agace-t-elle ? Pour l’occuper, Helena Rubinstein fonde à New York un salon de beauté pour hommes, The House of Gourielli le premier du genre. En 1941, refuse-t-on de lui louer un appartement sur Park Avenue, en raison de sa judéité ? Helena achète l’immeuble entier ! De fait, Madame, insatiable, collectionne les propriétés immobilières. À Paris, elle détient un hôtel particulier au 24, quai de Béthune, sur l’île Saint-Louis. Elle le fait raser et reconstruire par l’architecte Louis Sue : cinquante pièces, plus une terrasse ! À Manhattan, où elle va et vient, elle possédera quatre appartements, tous aménagés par des décorateurs dans le vent. Intérieurs glacés où se mêlent chefs-d’œuvre de l’art et tableautins naïfs, qu’elle exhibe dans la presse. Les villas, Helena Rubinstein les collectionne également en format miniature… Elle possède une vingtaine de maisons de poupées, meublées amoureusement de bibelots précieux dans des styles divers. Ô Freud ! Pour cette personnalité n’appartenant à aucun pays, qui n’a cessé de voyager, était-ce une façon de transporter son nid ?