Tombée dans l’oubli durant des décennies, la marqueterie de paille a retrouvé une nouvelle jeunesse. La vente de la collection Lison de Caunes, restauratrice et créatrice, pourrait bien mettre le feu aux enchères.
C’est une cour du 6e arrondissement qui sent bon la campagne. Un salon de jardin, des pièces grandes ouvertes aux murs couverts de bottes de paille et d’échantillons de couleurs, mais surtout une impressionnante tonnelle de vigne. Il n’y a qu’à lever le bras pour cueillir le chasselas… L’ambiance est studieuse, mais conviviale. Tout à sa passion, dont elle a fait son métier, Lison de Caunes ne voit pas les heures défiler. La marqueterie de paille, elle est tombée dedans quand elle était petite. Avec pour grand-père André Groult, l’un des grands décorateurs des années 1930, elle grandit entourée de bottes de paille et d’objets, se forme à la reliure, la dorure et l’ébénisterie. Et puis un jour, elle se lance : «Je suis manuelle et je n’ai pas peur», dit cette femme à l’enthousiasme communicatif, fille de Benoîte Groult et de l’homme de télévision Georges de Caunes. Quelle généalogie ! Elle passe ensuite par l’Union centrale des arts décoratifs, où encore un lien avec lui , André Groult a enseigné. À 30 ans, elle ouvre son premier atelier, à deux pas de Montparnasse, et décide d’abandonner le galuchat et le parchemin. Son atelier est le seul en France à travailler exclusivement les belles tiges jaunes. Le seigle, très exactement, dont elle se fournit chez un céréalier en Bourgogne. «La paille est le parent pauvre de la marqueterie, elle n’a jamais eu de lettres de noblesse. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, elle a été travaillée, par des ébénistes qui n’avaient plus de quoi s’acheter des placages, raconte-t-elle, mais elle a toujours permis de se rapprocher de ce qu’il y avait de plus beau, de plus noble». Trois lignes seulement lui sont consacrées dans l’Encyclopédie.
Entre restauration et création
Durant des années, Lison de Caunes restaure les objets que lui apportent les clients, heureux de voir ces objets pieusement conservés, mais passés de mode, revivre entre ses mains. Pendant près de vingt ans, 90 % de son activité est consacrée à la restauration, 10 % à la création. Aujourd’hui, c’est l’inverse. «Depuis une quinzaine d’années, la marqueterie de paille est enfin reconnue, mon métier a évolué et j’en suis ravie.» Sa clientèle se partage entre particuliers, décorateurs Jacques Garcia, Peter Marino, Jean-Louis Deniot, Hubert Le Gall , et la réalisation de boutiques de célèbres enseignes, Guerlain, Vuitton, Van Cleef & Arpels… « C’est la preuve que la marqueterie de paille ne s’arrête pas aux années art déco, et que l’on peut aussi créer des choses extrêmement contemporaines. »
L’âge d’or au xviiie siècle
Matériau utilisé depuis toujours de l’Amérique latine à la Chine pour de multiples usages, la paille de blé, de seigle ou d’avoine, abondante et peu chère serait apparue en marqueterie en Europe au XVIIe siècle. Elle passe entre les doigts d’artisans, d’ébénistes, de religieuses, de marins, mais aussi de nombreux bagnards et prisonniers des pontons anglais durant les guerres napoléoniennes ou de l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Réalisés sur du bois ou du carton, ces ouvrages ne sont pas signés, mais ils font partie des bibelots à la mode, boîtes, aumônières, plateaux, corbeilles ou écrans à mains. Ainsi, les Visitandines de Besançon sont, à la fin du XVIIe et au début du siècle suivant, «fort occupées à des broderies d’or et de soie, et à des broderies de paille dont le prix considérable fait alors la plus grande partie de leurs revenus». C’est au XVIIIe que cet art vit son âge d’or en France. Son commerce est florissant, les objets d’un extrême raffinement. Les sieurs Chervain et Delasson se sont spécialisés dans son négoce à Paris. Hélas, tout passe, tout lasse, et à la fin du XIXe siècle, la marqueterie de paille est tenue en piètre estime, «ces sortes de décorations, quelque peu enfantines, n’ayant rien à démêler avec l’art», a pu écrire Harvard en 1890.
Paris sur la paille
Trois pionniers de l’art déco la sortiront de l’oubli dans les années 1925-1930 : Paul Poiret, André Groult et Jean-Michel Frank. Les intérieurs de ce dernier coûtent tellement cher qu’il met, paraît-il, «Paris sur la paille». Si le soleil reste son grand ennemi, notre matériau, contrairement à bien des idées reçues, est peu fragile. Comme les outils, son travail en incrustation du motif, et non en superposition, a peu évolué. Les bouquets de fleurs et les scènes animées ont fait place à des décors abstraits, le métal s’est ajouté au bois, la couleur a remplacé la teinte naturelle du matériau. C’est en bonne partie à Lison de Caunes que l’on doit cette belle évolution, elle qui a su démontrer à ses clients qu’il y avait autre chose que de la paille… couleur paille ! Aujourd’hui, elle tourne une page et se sépare de sa collection, exception faite de quelques objets. « Le tout est homogène, amusant, dans son jus, les objets originaux et abordables pour toutes les bourses, et c’est plus amusant que les commodes en acajou XVIIIe et XIXe », explique l’expert de la vente, Jacques Bacot. «L’ensemble est étoffé, varié, raffiné, intact», renchérit le commissaire-priseur Éric Beaussant. Il comprend près de trois cents meubles, tableaux et autres objets de charme, pour lesquels une centaine d’euros à 3 000/4 000 sont demandés. Une paille ? Pas si sûr…