Son soutien aux opéras, concerts et ballets est connu de tous. Pour Pierre Bergé, ces passions sont la base de la vie même. Acte III aux enchères, sa bibliothèque poétique et musicale relève de l’intime.
Dans sa préface au catalogue, Pierre Bergé confie : «Hésiode en comptait 9, Hegel ne dépassa pas 5. On parle des fameuses muses qui sont censées inspirer chaque forme d’art. Chez les Grecs la poésie côtoyait la musique qui, elle-même, se mêlait au chant et les 9 muses pouvaient tour à tour inspirer qui elles voulaient.» S’il est déjà ardu de parler de la poésie sans avoir l’air d’un Béotien se piquant de littérature, trouver des mots pour faire ressentir la musique semble impossible. Les couleurs, les sentiments ou l’harmonie prennent vie grâce aux compositeurs et aux interprètes. Chacun les entend à sa façon. Dans la bibliothèque musicale réunie par Pierre Bergé, on relève des morceaux de choix, connus de tous… ou presque. Roland de Lassus (vers 1532-1594) était de son vivant adulé, et ce dès son plus jeune âge : enfant de chœur, il enchantait par la beauté de sa voix. Après sa mue, il réussit à obtenir des postes importants à Rome, Venise, Munich et Dresde. Ce compositeur franco-flamand est connu pour ses madrigaux et ses chants, sacrés ou profanes. Plusieurs éditions posthumes ont paru, notamment à Paris chez les Ballard, une dynastie d’imprimeurs. En témoigne ici un album de trois recueils de musique profane pour ténor Meslanges de la musique d’Orlande de Lassus a III. V. VI. VIII. et dix parties (Paris, 1619), Continuation du Melange d’Orlande de Lassus à 3. 4. 5. 6. & 10 parties (1596) et Livre de chansons a cinc parties: avec deux dialogues: à huit (1599) estimé 15 000 € environ. Il est habillé d’une reliure royale en vélin doré avec semés de fleurs de lys, et, au dos, le chiffre de Louis XIII. Ronsard ne parlait-il pas du «plus que divin Orlande» ?
Le concerto bouleversé
Ce XVIe siècle est une période fascinante, où la musique moderne se met en place, mais aussi les langues vernaculaires et la poésie profane, au phrasé musical avec ses rythmes et ses rimes. Ce mouvement gagne le monde religieux, notamment dans les pays protestants, où Luther impose une liturgie en langue nationale. Au début du siècle suivant, en Italie, la musique polyphonique prend de l’ampleur ; Antonio Vivaldi (1678-1741), premier archétype du virtuose moderne, violoniste hors pair et compositeur qui bouleverse le concerto, est l’auteur des Quatre Saisons, que chacun a entendu au moins une fois. À l’époque, L’Estro armonico («L’Inspiration harmonieuse») était tout aussi célèbre : ce titre réunit douze concertos, pour diverses combinaisons d’instruments à cordes (un, deux ou quatre violons et violoncelle). L’exemplaire de Pierre Bergé, de l’édition originale de 1712, comprend seize parties en huit volumes, chacun contenant la partition complète pour un seul instrument (15 000 €). Pionniers du style orchestral moderne, ces concertos étaient et resteront admirés par les musiciens, notamment Jean-Sébastien Bach (1685-1750) qui transcrivit les n° 8 et 11 pour l’orgue et le n° 10 pour un concerto avec quatre clavecins.
La gamme des sentiments
Le compositeur allemand gardera à l’esprit cette musique baroque italienne, pour la Grosse Passionsmusik nach dem Evangelium Matthaei (Passion selon saint Matthieu) entre autres, jouée pour la première fois en 1727 à Leipzig, sans beaucoup de succès, et dont la partition complète sera éditée à Berlin plus d’un siècle plus tard, en 1830. Un in-folio de l’édition originale avec la liste des souscripteurs est évalué autour de 6 000 €. Cela peut paraître paradoxal, mais cette Passion de Bach connut une éclipse tout au long du XVIIIe, et ne retrouva son lustre qu’avec l’éveil de la conscience nationale allemande au siècle suivant. Les interprètes surjouent alors le côté baroqueux, ignorant la complexité des deux chœurs tantôt se répondant, tantôt se fondant l’un dans l’autre, soutenus par un double orchestre. Bach a su faire passer l’émotion dans le cadre d’une musique savamment composée. Il sera surpassé par Mozart, le sublime interprète de toute la gamme des sentiments : Don Giovanni est considéré comme un chef-d’œuvre de l’opéra classique, à la musique élaborée tout en restant séduisante. Un humanisme profond l’habite, repris par Beethoven, qui l’a porté à son paroxysme dans des symphonies qui marqueront largement et longuement. L’école romantique lui est redevable… même Wagner. Pour la Neuvième, Beethoven n’hésite pas à introduire des chœurs et un texte littéraire. Autre nouveauté : sa publication constitue un événement majeur non seulement dans l’histoire de la musique, mais aussi dans celle de l’édition musicale. Les romantiques composeront dans cette veine des poèmes lyriques, courtes pièces virtuoses et sentimentales, sans laisser de côté les opéras spectaculaires.
Les champs de la connaissance
Vincenzo Bellini (1801-1835) écrit sur des poèmes de Felice Romani la musique de mélodrames, comme Il Pirata, opéra tragique admiré par Chopin. Rossini offre d’ailleurs un exemplaire de l‘édition gravée de 1840 à ce dernier, dont la musique gardera durablement des traces de celle de son ami (10 000 €). L’époque est à la synthèse des arts et l’édition musicale n’est pas en reste. Il suffit de retenir l’ouvrage, évalué 6 000 € environ, d’un tirage limité à 160 de La Demoiselle élue, poème lyrique composé en 1887 d’après Dante-Gabriel Rossetti, publié en 1893, dont la couverture est illustrée d’une lithographie de Maurice Denis. Il comporte un envoi, daté du 25 août 1900, “à Mademoiselle Blanche Marot, qui fut pour un temps et sera désormais, pour toujours, la délicate incarnation de “la Damoiselle élue“, en hommage dévoué“. De quoi combler le bibliophile, tout comme un exemplaire de la somme musicale de Kircher en édition originale, Musurgia Universalis… (Rome, 1650). Il est en effet présenté dans une reliure romaine de l’époque en maroquin rouge entièrement recouvert d’un riche décor doré, à compartiments, avec bordures végétales, fleurs de lys, angelots et fleurons aux petits fers, les armes d’Innocent X occupant le centre des plats (30 000 €). Ce travail est attribué à un atelier qui œuvra dans les années 1650-1655 pour le Vatican et particulièrement pour ce pape, ce qui lui a valu d’être baptisé «Pamphili Bindery». L’ouvrage embrasse toutes les branches de l’art musical : harmonie, rythme, symphonie, notation, instruments, chant des oiseaux, construction des salles de spectacles, propagation des sons dans l’espace, science du contrepoint, etc. La musique ne couvre-t-elle pas tous les champs de la connaissance, des savoir-faire et des émotions humaines ? Lui associant la poésie, Pierre Bergé concluait ainsi sa préface : «Je n’ai jamais pu vivre sans elles et je plains ceux qui y parviennent»…