Si le parcours du nouveau musée, fort bien pensé, met à l’honneur les savoir-faire et les chefs-d’œuvre de la plus vieille institution française en activité, la plus belle surprise vient du bâtiment lui-même, rendu enfin à Paris.
Installé quai de Conti en 1775, l’hôtel de la Monnaie est associé dans l’imaginaire collectif à quelques grands personnages de l’histoire culturelle et politique française de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe. Les pages sur Sophie de Condorcet, épouse de Nicolas de Condorcet qui y tint salon à partir de 1787, sont célèbres. Elle y reçut Thomas Jefferson, Franklin et Thomas Paine l’auteur du Sens commun, qui prit position en faveur de l’indépendance des colonies américaines . Chamfort, Beaumarchais, Chénier, Morellet, Volney, Grimm, Alfieri ou encore Beccaria étaient des habitués. «Les soirées se passaient chez Condorcet à faire des lectures, à lire des vers, non seulement sur les sciences, mais aussi sur les beaux-arts et la littérature. C’était un peu ce qu’on appelle un bureau d’esprit», se souvient Laure d’Abrantès (1784-1838). À partir de 1789, «il fallait utiliser tous les talents, toutes les aptitudes, toutes les bonnes volontés et profiter du zèle de chacun de ceux qui avaient l’amour de l’humanité et du patriotisme. Il fallait un centre de réunion, on le trouva chez Condorcet (…) De là sont sortis plusieurs ouvrages et des hommes qui ont le mieux et le plus honoré la Révolution», écrit Antoine Diannyère (1762-1802). Citons seulement Sur l’admission des femmes au droit de cité, signé en juillet 1790 par Condorcet, ou l’appel en faveur de la République, placardé sur les murs de Paris le 1er juillet 1791.
Un projet urbanistique
Le grand oublié de cette histoire de la Monnaie fut longtemps son bâtisseur, Jacques-Denis Antoine (1733-1801). Après l’ouverture des espaces d’exposition et du restaurant de Guy Savoy dans l’aile ouest en 2014 et 2015, l’achèvement du nouveau volet du projet «MétaLmorphoses», lancé mi-2011 par l’architecte Philippe Prost, devrait réparer cette injustice. Le dégagement des bâtiments industriels, qui obstruaient les cours à l’arrière, permet de dévoiler tous les corps de la manufacture telle qu’elle fut pensée en 1775 et de redonner vie à ce projet urbanistique qui relie désormais, avec l’ouverture de quatre nouveaux passages, la rue Guénégaud aux cours des Fonderies, de la Méridienne et de l’Or, et la place Condorcet à la cour des Remises. Dans un an et demi, après le désamiantage et la destruction des structures condamnées, le jardin sera également réaménagé devant le petit hôtel de Conti de Jules Hardouin-Mansart (1646-1708), caché depuis plus de deux siècles. Pour Victor Hundsbuckler, responsable de la conservation et des collections historiques à la Monnaie de Paris, qui prépare avec Monique Mosser une somme sur le bâtisseur, «Jacques-Denis Antoine déroge au portrait classique de l’architecte tel qu’il se dessine pour la fin du XVIIIe siècle… C’est-à-dire un cursus honorum, des bancs de l’école de Jacques-François Blondel ou de Jean-Laurent Legeay à l’Académie royale, jusqu’au concours de Rome, pour finir membre et professeur à l’Académie royale d’architecture.» Jacques-Denis Antoine, fils d’un entrepreneur en menuiserie, échappe à cet univers marqué par une certaine forme de permanence des familles, même s’il est bien issu du milieu des corporations du bâtiment. «C’est d’ailleurs son père qui livra l’ensemble des huisseries et des menuiseries de la Monnaie. Son frère, Antoine Antoine, s’occupa du suivi du chantier et le plus jeune de la fratrie, Jean-Denis Antoine, sculpteur ornemaniste de très grand talent, réalisa des éléments tout à fait remarquables.» Si le conservateur insiste sur l’originalité du parcours de Jacques-Denis Antoine, c’est qu’elle explique pour beaucoup la Monnaie de Paris. Grâce aux moyens financiers considérables de sa famille, il acheta en effet une charge d’expert, qui l’amena à coordonner, à suivre et à organiser les travaux incessants nécessités par l’ancienne Monnaie, à côté du Louvre, dont il comprenait mieux que personne l’organisation des ateliers et les enjeux techniques. Lorsque le transfert derrière la façade occidentale de Gabriel, place Louis-XV, fut proposé en 1766, cette connaissance fine de la manufacture lui permit d’être justement préféré à Boullée ou Moreau-Desproux. Ce projet fut stoppé, par un arrêt rendu à la demande des métiers manipulant les métaux précieux, car trop distant du pont au Change, centre traditionnel des affaires. Mais Antoine conserva la mainmise sur le nouveau chantier en lieu et place du grand hôtel de Conti, sur les quais.
Rationalité et modernité
«Adéquation de la forme à la fonction», «volonté de rationalisation de l’agencement des ateliers», «fonctionnalité adossée à une symbolique très forte en accord avec les principes d’une architecture parlante que prônent les tenants du néoclassique», «réflexion sur une théâtralisation des formes symboliques», le conservateur de la Monnaie de Paris comparaisons avec la peinture de David à l’appui invite le public à découvrir l’un des bâtiments les plus modernes du XVIIIe siècle. «Dans une France qui vivait beaucoup du crédit, la façade sur quai, d’un grand hiératisme, montrait la puissance de la Monnaie pour rassurer les prêteurs. En réalité, pour mettre en scène cette confiance, Antoine imagina un véritable temple de la déesse Fortune, en optant pour un plan basilical, avec un vaisseau principal et une abside semi-circulaire destinée à accueillir l’atelier le plus important symboliquement, le Grand Monnayage. En franchissant le portail d’honneur quai de Conti, la Fortune de Mouchy, point de chute de la composition, est à nouveau parfaitement visible. Cette statue, vers laquelle débouchent tous les ateliers, veillait à la prospérité du royaume en surveillant la frappe de la monnaie.» La Monnaie de Paris et le département des Estampes de la Bibliothèque nationale conservent toutes les archives du chantier. Les documents permettent de comprendre «comment le processus créatif se mit en mouvement pour imaginer une “œuvre d’art totale”, une expression anachronique bien sûr. Avec un soin infini, Jacques-Denis Antoine décida des moindres détails, du plan des duplex du bel étage du palais, avec des étages tantôt hauts, tantôt bas, au mobilier des ateliers commandés à Jacob» une redécouverte récente du conservateur, aucun objet n’ayant malheureusement survécu. Fort de son expérience, l’architecte tenta d’ordonner la vie de la manufacture en parant aux moindres risques dus à ses pratiques. La restauration de l’ensemble des voûtes et des coupoles mises au jour révèle ainsi un formidable répertoire de formes, sculptées par les plus grands ornemanistes, mais également remarquables par leurs vertus techniques. Du fait de la présence des fonderies, Antoine inventa une voûte incombustible et une autre capable de contenir les ébranlements dus à l’actionnement des balanciers dans les ateliers. Les Parisiens protestèrent contre le projet de Cloaca Maxima un dispositif de quai monumental constitué de deux grandes rampes qui venaient souligner les proportions du palais, tout en permettant l’installation d’un égout en gradins du centre jusqu’à la Seine , mais tout le dispositif d’aqueducs sous le bâtiment fut bien réalisé, et se trouve parfaitement conservé bien que non visitable aujourd’hui. Antoine avait également prévu, pour lutter contre la propagation du feu, une citerne géante à côté des ateliers. Elle a depuis été remplacée par un escalier, où Philippe Prost a voulu marquer son passage en installant un décor en métal. Un parti pris sur lequel il y aurait autant à redire que sur l’habillage de plusieurs passages par des panneaux de cuivre perforés… mais un détail face à la splendeur de la «nouvelle» Monnaie de Paris. Les lieux réservent d’ailleurs d’autres merveilles. Bientôt, la restauration des fresques presque intactes de Jean-Jacques Forty (1743-1801), récemment découvertes dans l’ancienne chapelle, ou celle de la façade du petit hôtel de Conti, qui donnera sur le futur jardin, devraient en faire l’un des espaces les plus poétiques de la capitale.