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La Madone de Brando, enquête sur l’identification d’une Vierge corse

Publié le , par Carole Blumenfeld
Vente le 31 mars 2023 - 14:00 (CEST) - Salle 5 - Hôtel Drouot - 75009

Souvent publiée depuis 1877, cette œuvre restait cependant nimbée de mystère. Ses auteurs, deux peintres florentins de la Renaissance, viennent seulement d’être identifiés.

Simone da Firenze et Rocco di Bartolommeo (actifs vers 1500), La Vierge en trône... La Madone de Brando, enquête sur l’identification d’une Vierge corse
Simone da Firenze et Rocco di Bartolommeo (actifs vers 1500), La Vierge en trône tenant l’Enfant, entourée de quatre anges musiciens, dite «Madone de Brando», panneau de retable, peinture mixte sur fond or, 198 94 x 38 cm (avec le cadre). 
Estimation : 200 000/300 000 

Cela ne s’invente pas. Il faut tout d’abord porter le patronyme d’une éminente famille génoise, qui compta notamment deux importants évêques dans l’histoire du XVIe siècle corse. Il faut aussi être une historienne de l’art, spécialiste de l’Italie du Nord de la même période… Tout cela pour proposer l’interprétation d’une signature qui a résisté pendant près d’un siècle et demi aux érudits. Giulia Giustiniani travaille justement au sein du cabinet Turquin. Le latin est un jeu d’enfant pour elle, qui s’est donc amusée à compléter les mots inscrits, pour certains en abrégé, sur le cartel bien visible au bas de cette Vierge en trône tenant l’Enfant, dite «Madone de Brando». «La lettre tronquée qui suit “FI” présente un ductus courbe et non droit, et doit être reconnue comme un “G” (figuratoris) et non comme un “L” (filius).» Cela donne : «OPUS SIMONE PIT(oris) / ET ROCHIO FI(guratis) / A DI XI DAPRI(lis) / A(nno) D(omini) M.CCCC(c).» Selon la proposition de Giulia Giustiniani, le peintre «Simone» et le peintre «Rochio» – et non un simple assistant – auraient ainsi réalisé à deux mains le panneau en 1500. Or, lorsque la Madone de Brando fut exposée et publiée pour la première fois en 1877, le conservateur de Lyon avait associé mots latins et mots italiens et déduit que «Rochio» (ou Rocco) était sûrement le fils du peintre «Simone» tout en lisant de façon erronée la date, rajeunissant ainsi l’œuvre de cent ans. En 1936, le panneau était publié comme une œuvre de l’«école vénitienne vers 1500». C’était déjà un grand pas chronologique. En 1992, dans leur somme sur la peinture ligure au XVe siècle, Giuliana Algeri et Anna de Floriani considèrent que les peintres «Simone et Rochio » seraient des suiveurs de Giovanni Mazone, artiste d’Alessandria, dans le sud du Piémont, actif à Savone et à Gênes. Or, stylistiquement, l’affaire n’était pas si simple, en raison tout à la fois d’éléments éminemment génois mais également «étrangers».

Un travail d’équipe
Depuis la découverte du Cimabue de Senlis, une autre spécialiste du cabinet Turquin, Marianne Lonjon, fait parler d’elle. Elle a en effet rapproché l’interprétation de la signature de Giulia Giustiniani d’une publication de 1999 sur la peinture en Ligurie – au XVIe siècle cette fois-ci – dans laquelle un document découvert au XIXe était mentionné. Entre 1504 et 1506, le gouverneur et le conseil des anciens de Gênes accordèrent un sauf-conduit aux peintres «Simone di Petriano» et «Rocco di Bartolommeo», «florentins». Sans avoir vu la Madone de Brando, Gianluca Zanelli faisait le lien avec le cartel mentionné plusieurs fois et jamais vraiment compris. Et le tour était joué ! Le message énigmatique et quelque peu ludique des deux auteurs est fascinant à plus d’un titre. Après tout, André Chastel avait mis en lumière les mystères de la signature apposée sur la prédelle du retable de Saint Louis de Toulouse (Naples, museo di Capodimonte), en 1317, où l’auteur avait donné la parole à l’œuvre : «Symon de Senis me pinxit», soit «Simone Martini me peignit» ! Ici, la signature est apposée sur ce qui ressemble à une étiquette froissée semblant se détacher… Le procédé a fonctionné, puisque le message a résisté aux connaisseurs si longtemps. Mais depuis peu, il est attesté que le Toscan Simone da Firenze a débuté sa carrière en Ligurie aux côtés d’un autre Florentin, Rocco di Bartolomeo (ou Bartolommeo), avant de gagner le sud de l’Italie. Selon une étude monographique récente, il est possible d’attribuer à Simone deux autres œuvres réalisées à Gênes et provenant d’un même retable : un Saint Michel combattant l’ange déchu (Milan, collection Saibene) et une Sainte Catherine d’Alexandrie (galerie Robilant-Voena). L’histoire de l’art avance par tâtonnements mais parfois aussi à pas de géant. Et le marché est un formidable accélérateur de mouvement.


Passion corse
Dans ses Notes d’un voyage en Corse, Prosper Mérimée évoque en 1840 le cas du couvent de Saint-François à Tallano, à l’intérieur des terres, à une vingtaine de kilomètres de Propriano. Son église, explique-t-il, «bâtie par Rinuccio, seigneur puissant d’au-delà des monts, d’abord partisan des Génois, puis leur ennemi acharné. Par suite de la Révolution, on a transporté du couvent dans la paroisse de Sainte-Lucie-de-Tallano le petit nombre d’objets d’art qu’ils avaient reçus de son fondateur, entre autres un charmant petit bas-relief, représentant la Vierge et l’Enfant Jésus en marbre blanc. C’est le seul morceau de la Renaissance vraiment remarquable que j’ai rencontré dans toute la Corse…. Dans plusieurs églises de Bastia et d’Ajaccio, on voit quelques tableaux de l’école génoise, mais aucun ne m’a paru digne d’être cité, et la plupart ne sont, je pense, que de médiocres copies.» Il est presque comique de songer que le texte de Mérimée fut publié en 1840. Quelques mois plus tard, Ajaccio, grâce aux bons soins du cardinal Fesch allait réunir la deuxième collection de peinture italienne après celle du Louvre. Les pérégrinations du merveilleux auteur de «Matteo Falcone» ne le conduisirent sans doute pas à l’église Saint-Nicolas de Guagno, où une Vierge entre saint Nicolas et saint Pierre porte les armes de la famille Fieschi de Gênes, ni au couvent Saint-François de Canari, et encore moins à Brando, où le Lyonnais Albin Chalandon découvrit notre Madone. Dans ses notes personnelles, ce fils d’un maire de Lyon – polytechnicien et éminent collectionneur de Primitifs italiens dont les œuvres ornent aujourd’hui les grands musées – indique en effet : «Le village de Brando est situé à cinq ou six kilomètres au nord de Bastia – j’ai trouvé ce tableau dans l’église paroissiale en 1837, il appartenait jadis à la chapelle d’un couvent franciscain situé dans le voisinage. Il est probable qu’il avait été offert comme ex-voto par quelque négociant génois. J’en ai fait l’acquisition en 1839 avec l’autorisation de l’évêque d’Ajaccio.» L’œuvre provient du couvent Saint-François de Castello, abandonné par les Récollets à la Révolution.

La filière ligure
Marie Biancarelli, experte de la rue de Beaune en orfèvrerie et objets de vitrine et de vertu, est aussi une férue d’archives corses qui a consacré plusieurs écrits aux tableaux italiens conservés dans les églises de Corse du Sud. Elle a dressé pour nous une liste de quatorze œuvres italiennes très anciennes dont la présence était attestée dans l’île avant les bienfaits du cardinal Fesch (rappelons que le neveu et légataire universel de celui-ci, Joseph Bonaparte, offrit aux églises corses des œuvres italiennes par dizaines). «La Madone de Brando n’est pas un cas unique. Il est tentant de citer l’exemple de l’important retable de Giovanni Mazone provenant du couvent franciscain Saint-Dominique de Corbara, fondé en 1456, aujourd’hui conservé au musée Bass de Miami. Outre les seigneurs à l’origine de la fondation d’un couvent, souvent franciscain, tels Rinuccio della Rocca à Tallano ou les Gentile à Brando, des frères venus d’Italie furent également commanditaires de retables. À l’exception du tableau d’Alesani, qui est toscan, de celui de Sainte-Lucie de Tallano, qui revient à l’école sarde-catalane mais dont le cas fait exception pour des raisons historiques, ils sont tous ligures. Il faut aussi mentionner le cas du peintre originaire de Vico, Nicolo Corso, qui connut une activité florissante en Ligurie entre 1469 et 1513. Aucune œuvre de sa main n’est connue en Corse, au contraire de Giovanni Mazone, avec lequel il collabora maintes fois et qui influença en partie les auteurs de la Madone de Brando.» Le marché de l’art joue aussi souvent un rôle très vertueux dans la prise de conscience de la richesse d’une histoire et d’un patrimoine. Depuis quelques jours, les réseaux sociaux s’enflamment au sujet de la Madone de Brando. Une souscription populaire a été lancée par la Fondation du patrimoine et la collectivité territoriale de Corse. Regagnera-t-elle l’île de Beauté ou jouera-t-elle le rôle d’ambassadrice de la Corse, comme l’œuvre du Bass Museum of Art ? Réponse le 31 mars.

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