Choisissant l’absolu pour horizon, Ladislas Kijno a repoussé les frontières. À Saint-Germain-en-Laye, où le peintre a vécu, sa rétrospective déploie en majesté plus de 300 œuvres à l’humanisme radical, au souffle poétique et spirituel.
Calme, calme, reste calme»… L’amical conseil de Germaine Richier, citant Paul Valéry, accompagna Ladislas Kijno dans le feu de son travail. Écrits au dos d’une chaise, dans l’intimité de son atelier, ces mots de paix ont escorté les guerres du peintre, tempérant l’énergie profonde de son œuvre puissante et expressive, sauvage et raffinée, aujourd’hui présentée à Saint-Germain-en-Laye. L’hommage, investissant quatre lieux culturels de la ville, réunit au Manège royal quelque trois cents toiles, œuvres sur papier, sculptures et documents, comme autant de signes allusifs, de stigmates de rencontres fructueuses et d’élans généreux. Arpenter la cité devient alors un parcours initiatique révélant de l’artiste les recherches, les révoltes et les émerveillements. De ce musée éphémère, Kijno, disparu en 2012, nous offre les clés. Plus encore, son œuvre nous plonge dans l’harmonie lucide, fulgurante et souterraine des poètes.
Le labyrinthe des secrets
Sous la voûte de l’ancienne carrière saint-germanoise, où l’armée de Louis XVIII entraînait ses chevaux de bataille, flottent de hautes bannières. Tels des étendards, suspendus dans l’air, vingt immenses kakémonos de toile froissée campent le Théâtre de Neruda, hommage du peintre à l’auteur du Chant général et à son oraison d’espoir, dédiée au peuple chilien. Au sol, un dédale de bois blond, percé de hautes lucarnes pareilles à des meurtrières, déroule motifs et formes dont l’épure, toujours plus synthétique, se livre corps et âme à une lumière fluide, scintillante. Ce «kijnopanorama» retrace l’inlassable exploration de l’artiste depuis les dernières heures de l’école de Paris, dont témoigne son Brazero postcubiste aux accents fauves, scandé de lourds cernes noirs. Du nord au sud, de la figure au signe, Kijno voyagera, sans jamais s’arrêter. Célébrer ses amitiés, de Hans Hartung à Édouard Pignon, est pour lui l’occasion de composer une galerie de portraits intérieurs au dessin vif, elliptique et pénétrant, chahuté de coulures drues, presque sanguines. La découverte des plages d’Antibes, aux galets polis par la mer, lui ouvre un nouvel horizon : celui des origines, de l’atome et des cycles de la vie. Le galet, tel un œuf primordial, dont il traque le mystère jusqu’à le faire exploser, devient un socle de son esthétique. Car, comme l’écrit son maître et mentor Jean Grenier, «Kijno descend jusqu’à ce que Cézanne appelait “les assises du monde”».
Aller au plus profond de l’être
Là est son chemin, sa quête essentielle et passionnée, sans limite ni concessions. Son geste embrasse toutes les techniques disponibles, de l’assemblage (Tombeau pour Nicolas de Staël) au collage ombré (Le Parti pris des choses), du lyrisme expressif de ses «Écritures blanches» qui jouent de la musicalité des couleurs et de la violence de l’impulsion au premier tag à l’aérosol de l’histoire du graff, OAS Assassin, lancé comme un cri sur la toile, en pleine guerre d’Algérie. Le papier se froisse dans le mouvement du monde que le peintre observe. Et la lumière, bientôt, équilibre ses émotions. Balise pour Matisse compose dans l’empilement de formes sphériques un hymne joyeux et serein, où les aplats de noir se laissent gagner par la force blanche d’un éclat mystérieux. Le même rayonnement inonde le Premier hommage à Guillaume Apollinaire, que Kijno, avec autant de virulence que de douceur, métamorphose en constellation d’étoiles. Dès lors, l’iconique Angela Davis (Balise pour Angela Davis) devient un repère graphique de notre mémoire, sensuel et dynamique. Engagé, bouillonnant de curiosité, invétéré défricheur, le peintre d’origine polonaise a traversé le monde et la pensée dans la ferveur de son histoire. De ses motifs le poisson, le cheval, le violon de son père, la sphère est né un vocabulaire de signes, un phrasé hors du temps, puisant aux sources de l’humanité et à l’art pariétal des premiers hommes. Sa route, de Tahiti en Inde, de Chine en Indonésie, a révélé sa spiritualité humaniste, d’où sont nés les immenses «Bouddhas» de Vascœuil, yeux clos et sereins, arborant signes et tags, et un poignant «Chemin de croix», réalisé avec Robert Combas. Ainsi, Ladislas Kijno procure une découverte sans fin. En peintre et penseur, il appartient au temps des poètes, celui qui dépasse les horizons, n’ayant pour limites que celles de l’âme. «Calme, calme, reste calme !/Connais le poids d’une palme/Portant sa profusion !»