Il faut être bicéphale lorsqu’on est galeriste comme l’explique Valérie Delaunay. Avoir l’œil et les connaissances, mais être fin gestionnaire. Une lecture du métier bien loin de l’image romantique qu’on en peut avoir.
Comment êtes-vous devenue galeriste ?
Depuis mon adolescence, j’ai développé une passion pour l’art. Je suis niçoise d’origine, et une partie de mes amis étaient élèves à la villa Arson, où certains sont d’ailleurs devenus professeurs. N’ayant pas de prédisposition pour être artiste, j’ai abordé ce domaine d’une façon détournée à travers le droit et la propriété littéraire, artistique et industrielle. Avant de commencer l’aventure de la galerie il y a six ans, j’étais responsable juridique en propriété industrielle chez L’Oréal. J’y ai exercé cette fonction pendant une quinzaine d’années. J’ai envisagé d’évoluer au sein du groupe en rejoignant sa fondation d’art contemporain, mais celle-ci a fermé au profit d’une autre fondation, For Women in Science, dont l’art n’était plus l’objet. J’ai négocié avec L’Oréal l’aménagement de mon temps de travail pour obtenir une licence en histoire de l’art. J’avais fait le tour de mon métier et il était temps de me consacrer enfin à plein temps à l’art, et plus particulièrement contemporain. Le choix de créer une galerie s’est imposé.
Vous n’avez cependant pas ouvert immédiatement votre espace de la rue du Cloître-Saint-Merri…
J’ai d’abord investi pendant un an un espace de 200 mètres carrés dans un cabinet d’architecture, la Manufacture du design, situé square Édouard-VII, où je faisais dialoguer art, design et architecture, mais on me reprochait ce mélange. J’ai donc décidé de m’installer en mai 2015 dans le Marais, où je pouvais m’exprimer plus clairement. Je ne connaissais que très peu de personnes dans le domaine qui m’intéressait. Dominique Païni, qui jouissait d’une grande notoriété dans le monde du cinéma, mais aussi dans celui de l’art contemporain, m’a beaucoup soutenue, «grondée», souvent, et a écrit le texte de la première exposition qui est devenue le cycle «Ouvrages de dames». Les discussions que j’ai eues avec Max Torregrossa, qui possédait la galerie Vivo Equidem, m’ont aussi été précieuses.
Quelle est la ligne artistique de la galerie ?
Elle a été franche dès le départ, axée sur la peinture. J’ai beaucoup présenté la scène française, mais aussi la jeune scène roumaine : je lui avais dédié trois mois de ma programmation en 2017, ce dont je me félicite. Si, pendant l’exposition, peu s’y sont intéressés, je l’ai défendue de façon si passionnée qu’à la fin de l’année j’avais vendu quasiment toutes les œuvres présentées.
Comment avez-vous exploré cette scène ?
En raison de mon intérêt pour la peinture, je savais que la scène artistique roumaine était riche et dynamique, notamment grâce à la fameuse école de Cluj-Napoca, d’où sont issus Adrian Ghenie, qui a intégré la galerie Thaddaeus Ropac en 2015, ou Mircea Cantor, lauréat du prix Marcel-Duchamp en 2011. Je suivais le travail des artistes roumains à distance puis je me suis rendue sur place et, après des visites d’atelier, j’ai choisi six artistes pour mon exposition dédiée à cette scène. J’ai souhaité continuer ma collaboration avec Radu Belcin et Flavia Pitis. J’ai également ouvert la ligne de la galerie à d’autres médiums que la peinture, ce qui m’a permis de faire des incartades avec les sculptures incroyables en os de Corine Borgnet, les œuvres poétiques en verre de Julie Legrand, ou encore les pièces en plâtre plus brutes de Yoan Beliard, qui vient de nous rejoindre. J’essaie de créer un cercle vertueux en multipliant ou en croisant les centres d’intérêt et ainsi susciter celui de nouveaux collectionneurs.
Qu’est-ce qui vous a plus particulièrement touchée dans l’œuvre d’Haythem Zakaria ?
Le travail d’Haythem aborde la condition humaine en touchant à ce qui nous dépasse. Il est en quête perpétuelle, jusqu’à se mettre à l’épreuve physiquement comme dans ses dessins de la série «Opus», réalisés au rythme d’un métronome, ou encore lorsqu’il part en ascension plusieurs jours dans l’Atlas pour préparer un projet. Le travail de cet artiste s’apparente à une quête alchimique dont il va, par exemple, puiser les codes dans la figure du carré magique, liée à un usage talismanique du Coran, pour la série «Poétique de l’Éther». Ce qui me plaît dans l’œuvre d’Haythem, c’est cette dimension spirituelle.
Comment se fait-on connaître lorsqu’on n’a pas de réseau ?
Pour moi, le point fondamental, c’est justement de ne pas chercher à se faire connaître. Je me suis concentrée sur le choix d’artistes pertinents à présenter dans ma galerie, de la même manière que le point de départ pour un artiste n’est pas de chercher la notoriété mais de travailler. Mon travail était ce sur quoi je pouvais fonder une légitimité, et les gens ont été attirés par cet engagement. Ensuite, au fil des expositions, des foires et des rencontres, certaines personnes ont commencé à me tendre la main, et le réseau s’est construit progressivement. Une galerie est une véritable entreprise et les Français en ont une image romantique. Le galeriste doit être bicéphale, avoir des connaissances, du nez et un œil, mais il doit aussi être fin gestionnaire. Il ne s’arrête jamais, sa galerie le suit partout et c’est à cette condition que la machine avance et fonctionne.
Comment les prix de la galerie ont-ils évolué ?
J’ai toujours vendu des œuvres accessibles tout comme de plus onéreuses, de 1 000 jusqu’à plus de 30 000 €. Certains artistes de la galerie ont aussi vu le prix de leurs œuvres monter pour tenir compte, notamment, de leur entrée dans des fondations privées ou des collections publiques. C’est par exemple le cas de Timothée Schelstraete, dont deux pièces ont rejoint en 2019 les collections du FRAC Normandie Rouen. Au début de notre collaboration, un format de 80 sur 60 cm était présenté à 2 000 €, aujourd’hui il est proposé à 2 800 €.
Quelle a été votre stratégie pour nourrir cette évolution ?
Travailler sans relâche, avoir une activité d’expositions et de foires le plus intense possible, entretenir des relations basées sur la confiance avec des collectionneurs, qui peuvent souvent se révéler prescripteurs et tisser des liens avec des institutions.
Votre chiffre d’affaires a-t-il beaucoup souffert de cette «année Covid» ?
Non. Il demeure inférieur à celui de 2019 avec une baisse d’environ 15 %, mais ce n’est pas du tout dramatique. Il faut apprendre la sagesse. Je veux avoir une attitude positive. Je refuse de me morfondre.
Au départ, aviez-vous un business plan, avec un capital vous permettant de tenir quelques années avant de gagner de l’argent ?
Je n’ai jamais perdu d’argent, depuis l’ouverture de la galerie jusqu’à aujourd’hui ! Pourquoi ? D’abord, je la gère de façon très rigoureuse. Je n’ai pas de financier ni de mécène : je dois donc faire toute dépense de manière réfléchie et raisonnable. Je conserve l’essentiel des profits de la galerie pour son développement, et cela d’autant plus que je quitte très prochainement la rue du Cloître-Saint-Merri pour m’agrandir et investir un nouvel espace. Dans ce nouveau lieu, je vais pouvoir proposer un plus bel écrin à mes artistes, mieux accueillir mes collectionneurs et développer des projets plus ambitieux. C’est une nouvelle impulsion qui est nécessaire, tout particulièrement en ce moment : c’est une façon d’envoyer des signaux positifs dans une période frappée de morosité.