À Berlin, le musée privé du collectionneur Désiré Feuerle, implanté dans un ancien bunker aménagé par l’architecte John Pawson, mêle les pratiques contemporaines aux arts asiatiques ancestraux.
Plongé dans la pénombre pendant près de deux minutes, le visiteur de la collection Feuerle est accueuilli au son d’un extrait de Music for Piano 20 (1953) de John Cage. «Cette première étape imposée afin de parcourir la collection permet en quelque sorte de “nettoyer son palais” pour ensuite s’immerger au mieux dans l’esprit du lieu et des œuvres rassemblées par monsieur Feuerle», murmure le personnel. Pour que l’épure de la composition, radicale, fasse son effet, l’hôte est convié à avancer dans le sous-sol du bâtiment, à mesure que ses yeux s’adaptent à la faible luminosité du lieu. La première vision à l’œil nu est celle de plusieurs statues khmères, semblant flotter comme en apesanteur. Un ensemble mobilier de la Chine impériale, disséminé tout aussi précieusement, se laisse découvrir par la suite. Ici et là, on remarque des images fantomatiques du photographe anglais Adam Fuss, ou encore un tondo en acier signé Anish Kapoor. L’expérience se poursuit au premier et unique étage de ce musée privé, où une sculpture de l’artiste chinois Zeng Fanzhi ensorcelle l’espace, infiniment lugubre, habité par d’autres attributs domestiques datant des dynasties Han (206 av. J.-C.-220) jusqu’aux Qing (1644-1912), et embaumé par l’érotisme diffus des tirages de Nobuyoshi Araki. Seconde installation, cette fois sonore, avec un ruissellement, celui de l’eau s’écoulant d’une sculpture en bronze de Cristina Iglesias (Pozo XII (Desde dentro), 2016) : elle achève en beauté la visite pensée comme un moment hors du temps par Désiré Feuerle, fondateur de ce lieu d’exposition à nul autre pareil.
Rompu à l’exercice du mélange
«L’extrême raffinement de la culture asiatique me passionne depuis l’enfance», explique le collectionneur Désiré Feuerle. «J’ai commencé à m’intéresser aux clés anciennes quand j’étais jeune, puis à l’argenterie et aux ustensiles de différentes ères, de la Rome antique jusqu’au Bauhaus. J’ai ensuite associé, dans mes premières expositions personnelles, des pièces d’Yves Klein, de Georg Baselitz, de Joseph Beuys et de Brice Marden avec des madones gothiques et des pietà. Un exemple parmi tant d’autres.» Ainsi, et durant près de trois décennies, Désiré Feuerle va déployer cette prédisposition au mélange des genres au sein de sa propre galerie qu’il clôt en 1998 , et où il croise l’art de Kapoor avec des poteries thaïlandaises du site de Ban Chiang. En parallèle, ce natif de Stuttgart s’applique, à l’écart des tendances, à acquérir du mobilier impérial en pierre, des meubles de lettrés chinois des XVIe et XVIIe siècles et des objets d’art austro-asiatiques. Une infime partie de ce corpus d’œuvres, qu’il considère comme un ensemble de sculptures et comme une étrange association des contraires «l’art était cérébral du côté de la Chine impériale et plus viscéral en Asie du Sud-Est» , est aujourd’hui exposée de manière permanente. Certaines de ces antiquités attestent par ailleurs de provenances prestigieuses, telle une assise en laque rouge conçue pour une paire sous la dynastie Qing, et dont le pendant repose dans les collections de la Cité interdite de Pékin. Six années ont été nécessaires pour trouver un bâtiment à la mesure de cette collection, soit un bunker utilisé durant la période nazie pour des besoins de télécommunications, et de le faire rénover suite à une invitation lancée à John Pawson. Reconnu pour la simplicité et la rigueur de ses réalisations de la conception du nouveau Design Museum de Londres à de nombreux décors de ballets, et même celle d’une abbaye cistercienne en République tchèque, l’architecte britannique s’est ici «plié à la nature du lieu», se félicite Désiré Feuerle. 6 480 m2 d’aménagements discrets, performants et élégants où l’armature en béton armé, caractéristique du bâti, est restée en l’état, laissant les moisissures s’y propager comme une étonnante palette de couleurs sourdes, transcendant les échos entre les œuvres anciennes et les œuvres contemporaines exposées, et l’éclairage singulier du lieu. L’ingéniosité de l’architecture repose également sur son autosuffisance énergétique : la salle principale d’exposition située en sous-sol (The Lake Room) chauffe l’intégralité du musée par l’intermédiaire d’une pompe à chaleur géothermique utilisant la terre comme source d’énergie. Le musée est situé au bord du Landwehrkanal, dans le quartier réputé alternatif de Kreuzberg, à deux pas des galeries influentes et tout aussi spectaculaires comme celle de Johann König, installée dans une église brutaliste. Un véritable modus operandi berlinois qui fait suite au rachat par Christian Boros, au début des années 2000, d’un des plus célèbres bunkers de la ville, issu de ce même mouvement architectural d’avant-garde, autrefois décrié pour son altérabilité. Le Sammlung Boros, un ancien abri anti-aérien qui présente les œuvres des plus grands noms de l’art contemporain, fait désormais partie des attractions culturelles majeures de Berlin. Si le succès de fréquentation lui incombant depuis son ouverture en 2006 ne se dément pas, la collection Feuerle, autoproclamée «œuvre d’art totale» dans la plus pure tradition du Gesamtkunstwerk, se distingue par le voyage initiatique que sa collection permanente offre, à la croisée des époques et des continents, et par l’aspect performatif de sa programmation.
Art et méditation
L’expérience sensorielle de ce musée privé gagne aujourd’hui en intensité avec l’ouverture d’une salle dédiée à la cérémonie des encens (The Encense Room) ; une première dans un musée en Occident et l’aboutissement d’un souhait de longue date pour le collectionneur : «Il me paraissait évident d’importer ce rituel réservé aux invités d’honneur dans la culture traditionnelle chinoise, alors que la cérémonie du thé est plus connue.» Afin d’accueillir ce rituel conduit par le maître Wang Chun Chin, invité par Désiré Feuerle, John Pawson a imaginé un mobilier à l’excellence formelle inouïe : une table et cinq tabourets en bois noir poli au rendu proche de la laque. Sobrement électrifié, brûlant les encens en son centre en un temps réduit une préparation classique durerait deux heures , cet ensemble modernise l’illustre cérémonie des encens, qui connut son apogée durant la dynastie Song (920-1279). Un exceptionnel panel d’essences aromatiques rares et un inventaire d’ustensiles vernaculaires mêlant plumes, bambou, mica et or à 24 ct, développé en référence au Siku Quanshu le fonds éditorial d’anthologie sur l’histoire de la Chine , sont également utilisés pour chacune de ces performances. Accessibles uniquement sur réservation et pour quatre convives, ce cérémonial, à mi-chemin de la méditation et de l’expérience artistique, n’excède pas cinquante minutes, occidentalisation oblige. À l’avenir, l’utilisation d’un volume annexe à l’espace d’exposition principal promet d’élargir le territoire d’exploration de ce centre d’art, essentiellement tourné vers l’Asie.