Devanciers ou héritiers des mouvements dada et surréaliste, Geneviève et Jean-Paul Kahn les ont recherchés à travers leurs œuvres, mais aussi avec des petits riens, lumineuses traces laissées par ces dynamiteurs de la pensée.
Ces livres, dessins et ephemera, tous chinés avec amour, seront bientôt dispersés. Telle est la décision de Geneviève Kahn, répondant au souhait de son époux Jean-Paul (voir l'article Les mille sortilèges de Jean-Paul Kahn de la Gazette n° 25, page 24). Par des hasards magiques et des chemins insoupçonnés, certains resurgiront et pourront attirer d’autres passionnés lors d’un déballage, à l’occasion d’une visite chez les bouquinistes ou encore chez les libraires. Sans omettre les ventes publiques. Si Jean-Paul Kahn (1931-2018) a peu acheté dans ces arènes, il était présent aux incontournables ventes Sicklès, Gaffé, et, évidemment, en 2003 à Drouot pour André Breton… Homme discret, affable, dont la fidélité ne pouvait être rompue que parce qu’on avait abusé de sa confiance, il aimait le contact, l’échange, ce lien mystérieux créé par le dialogue. Sa bibliothèque reflète son goût pour l’objet, la pièce délaissée qui donne un autre sens aux livres, brochés de préférence. C’est le cas de la première édition française du monument de James Joyce (8 000 € env.), auquel est joint, outre une carte postale autographe de Joyce et le bulletin de souscription, le menu du déjeuner «Ulysse» du jeudi 27 juin 1929, ajouté aux exemplaires du tirage sur hollande distribués ce jour-là. Celui-ci est signé par treize des participants, dont James Joyce, Paul Valéry, Philippe Soupault, Adrienne Monnier, Sylvia Beach… Adolescent, Jean-Paul Kahn s’intéresse déjà à l’art, aux grands maîtres anciens et modernes, mais aussi à des œuvres plus intrigantes, grâce à sa tante Suzanne ; ayant travaillé au Louvre avant la Seconde Guerre mondiale, elle fut nommée en 1946 conservateur adjoint au Petit Palais, succédant à André Chamson, en 1959, à la tête de ce musée. Épouse de Maxime Kahn, collectionneur d’objets napoléoniens, elle a préfacé des catalogues d’exposition, dont Chefs-d’œuvre de l’art mexicain (1961) et L’au-delà dans l’art japonais (1963). Cette ouverture d’esprit se retrouve au centuple chez son neveu. Par la peinture, il découvre dada, puis les surréalistes, suivant André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard ou Philippe Soupault dans les méandres des chemins qu’ils ouvrent à coups d’actions d’éclat, de vers fulgurants, apprivoisant rêves et sortilèges. Dans Anthologie de l’humour noir, frappé par la coïncidence chez Baudelaire et Rimbaud des mots «émanation» et «explosion», Breton évoque «une même préoccupation des conditions pour ainsi dire atmosphériques dans lesquelles peut s’opérer entre les hommes le mystérieux échange du plaisir humoristique». Jean-Paul Kahn avait réuni le Dossier préparatoire de l’Anthologie de l’humour noir, recueil inédit de notes autographes et dactylographiées (1935-1937), évalué autour de 30 000 €, et un exemplaire broché, le n° 3, de l’édition originale de cet ouvrage (20 000 €).
Précurseurs et compagnons surréalistes
Dans cet ouvrage, qui dut attendre 1940 pour paraître et encore quelques années pour rencontrer un succès public, Breton dresse les portraits des précurseurs célèbres, comme Sade, ou méconnus (Forneret, Borel, Nouveau), ainsi que des compagnons Vaché, Cravan, Apollinaire, Duchamp, Péret… Il salue également des peintres tels Picasso et Dalí. Tous sont représentés dans la bibliothèque Kahn. Ainsi de Xavier Forneret (1809-1884), propriétaire de vignobles en Côte-de-Beaune, représentant de la mouvance «frénétique» du romantisme français, considéré par Breton comme un précurseur de l’écriture automatique et un maître de l’humour noir : un exemplaire ayant appartenu à Éluard de l’édition originale de Rien. Au profit des pauvres (Dijon, janvier 1836, plaquette in-8°), relié en demi-maroquin lavallière à grain long et conservant la couverture ornementée par Georges Hugnet, est attendu autour de 2 000 €. On retient la typographie déroutante, l’inflation des blancs, les poèmes en prose, qu’il est l’un des tout premiers à pratiquer, de cet «homme en noir» qui jouait du violon la nuit et dormait dans un cercueil d’ébène : une forme d’humour qui enchantera les surréalistes. Faire face par la dérision aux horreurs de la guerre, tel est le but fixé par quelques poètes et artistes réunis, à Zurich en 1916, au Cabaret Voltaire. Dans le recueil du même nom (reproduit page 15) apparaît pour la première fois le mot «Dada». Un étendard auquel se rallie, d’abord en Allemagne, puis en France, une jeunesse révoltée, essaimant en Europe et dans le monde. Manifestations et expositions se succèdent, non sans violence. En 1919, Breton et Soupault rédigent Les Champs magnétiques, acte de naissance du surréalisme dont le manuscrit autographe à deux mains est conservé dans une étonnante boîte réalisée par Jean Benoît au début des années 1970 (reproduit page 15). Le mouvement s’organise selon les principes édictés dans des manifestes, parus en 1924 : celui de Breton, le plus connu, est ici présent aux côtés d’Une vague de rêves d’Aragon, dont Jean-Paul Kahn possédait un exemplaire habillé d’une reliure photographique, datée 1938, de Paul Bonet (voir En couverture de la Gazette n° 28, page 8).
Mesens, Penrose, Genet : les amis
Autre membre fondateur du surréalisme, Paul Éluard est représenté par ses écrits, comme À toute épreuve en édition originale de 1930 et dans celle de 1958 comprenant les gravures sur bois de Miró, un des plus beaux livres illustrés du XXe siècle. Le poète joue aussi un rôle de passeur, nouant des relations amicales avec nombre d’écrivains de l’internationale surréaliste. Jean-Paul Kahn s’est intéressé en particulier aux écoles belge et anglaise, réunissant des lettres de Breton à Magritte, des œuvres de Pansaers, Mesens, de Shelley, Wilde, Penrose (avec lequel il noua des liens d’amitié) et du moins connu Stephen Spender. Il reconnut aussi la nouveauté bouleversante de l’écriture de Céline, de Genet et salua l’apparition du pop art dès les premières années à New York, où il résidait alors, assistant aux toutes premières expositions d’Andy Warhol. 1 ¢ Life de Walasse Ting évoque en un livre le foisonnement né du surréalisme ; publié en 1964, diffusé par l’éditeur bernois E.W. Kornfeld, il réussit le pari de réunir les deux pôles artistiques de l’époque, New York et Paris. Vingt-huit artistes et dix nationalités y sont représentés. L’Américain Sam Francis a fait appel à ses amis du groupe Cobra et du pop art ; avec l’auteur d’origine chinoise Walasse Ting, ils en partagent les frais. Cet exemplaire tel que paru, complet de la boîte en bois d’origine, vient en conclusion de cette première partie (reproduit ci-dessus). Son caractère d’œuvre d’art totale répond à la quête passionnée de Jean-Paul Kahn pour les œuvres du XXe siècle qui ont bouleversé la conscience, la vision et les mœurs… pour longtemps encore.