Née trop tard et dans la douleur, l’Union des artistes modernes n’a pas connu la destinée qu’elle espérait. Une exposition du Centre Pompidou revient, avec plus ou moins de réussite, sur l’origine et les temps forts de sa brève existence.
L’UAM, une marque ? un parti politique ? un think tank ? Personne en dehors d’historiens spécialisés ne sait aujourd’hui ce qu’a été cette éphémère «Union des artistes modernes», émergeant en 1929 par scission de la Société des artistes décorateurs (fondée en 1904), vivotant pendant deux décennies la crise puis la guerre avant d’être avalée par Formes utiles, l’un de ses rejetons. Aussi la tentation était-elle grande pour Olivier Cinqualbre, Frédéric Migayrou et Anne-Marie Zucchelli, les commissaires de l’exposition du Centre Pompidou consacrée à l’UAM, de faire de cet acronyme transformé pour la com’ en «une aventure moderne» le «Bauhaus français», destiné à faire connaître «l’un des plus amples mouvements de l’histoire de l’art du XXe siècle». Rien que ça ! Petit problème : tout d’abord, le Bauhaus est une école fondée en 1919 et l’UAM, un simple mouvement corporatiste créé dix ans plus tard, lorsque le modernisme subit des revers. Au Bauhaus, Walter Gropius engage comme enseignants des artistes de toute l’Europe tels Klee, Kandinsky et Itten. Au même moment, la modernité en France connaît sa décennie de gloire sous la houlette du Salon des artistes décorateurs (SAD), du Salon d’automne et de quelques personnalités catalyseurs de la modernité. Parmi elles, Charles de Noailles, qui, après avoir sollicité Mies van der Rohe et Le Corbusier, fera appel à Robert Mallet-Stevens pour une «petite maison moderne» à Hyères, qui sera son premier chantier. Pour la villa Noailles comme dans ses réalisations parisiennes aujourd’hui rue Mallet-Stevens , l’architecte fera travailler Pierre Chareau, Djo-Bourgeois, Eileen Gray, Francis Jourdain, Louis Barillet, Jean Prouvé, Gabriel Guevrekian, Fernand Léger, Hélène Henry et Jacques Le Chevallier.
Un « Bauhaus français » ?
Autre mécène notable : le couturier Jacques Doucet, qui a passé ses premières commandes modernistes en 1910 pour son appartement de l’avenue du Bois aujourd’hui avenue Foch , pense un moment s’adresser à Mallet-Stevens pour une maison, avant de demander à Paul Ruaud de transformer une partie de son hôtel de Neuilly en «studio moderne», poursuivant ses commandes à Eileen Gray, Pierre Legrain, Rose Adler, Jean Lurçat, Gustave Miklos, Jean-Charles Moreux et Étienne Cournault. Nous retrouverons tous ceux ayant œuvré pour Mallet-Stevens et Doucet à l’UAM. Évoquons enfin Charles de Beistegui, qui, après avoir mis en rivalité André Lurçat, Gabriel Guevrekian et Le Corbusier, commandera au troisième un penthouse sur les Champs-Élysées. Il faut dire que cela commence très mal pour le «Bauhaus français». Quelques mois avant le premier Salon de l’UAM au musée des Arts décoratifs en 1929, c’est la SAD honnie, dont ils viennent de claquer la porte, qui ouvre les siennes aux membres du Deutscher Werkbund («Union de l’œuvre allemande»), sous la direction de Walter Gropius, avec la collaboration de quelques ténors du Bauhaus comme Marcel Breuer, Herbert Bayer et László Moholy-Nagy, réunis autour d’un projet social : «Un espace d’habitation collective, partagée entre espaces communs et appartements privés.» La presse ne pourra s’empêcher de faire la comparaison. Par la suite, l’Union des artistes modernes ne parviendra à organiser qu’un autre salon dans un lieu public au pavillon de Marsan et devra se contenter de galeries privées avant d’obtenir son propre espace, à l’Exposition internationale des arts et techniques de 1937. En 1930, le modernisme est en déclin : les chantiers de la villa Cavrois de Mallet-Stevens, de la villa Savoye du Corbusier et de la Maison de verre de Pierre Chareau et Bernard Bijvoet s’achèvent. Les grands commanditaires disparaissent, comme Jacques Doucet, ou se lassent d’une rigueur qui les a «amusés» un moment. Lorsque la crise les atteint, les riches n’ont plus le cœur à jouer les pauvres. Nudisme décoratif et gymnastique voir Les Mystères du château de Dé (1929) de Man Ray, film tourné à la villa Noailles sont passés de mode. Noailles, quittant Hyères, fera appel à Emilio Terry pour donner à sa maison de Grasse un aspect néoclassique. Beistegui cachera les murs blancs du « Corbu » sous une accumulation de miroirs vénitiens, cadres baroques et sièges capitonnés. Au même moment, des critiques comme Waldemar-George, grand défenseur des modernes dans les années 1920, tournent casaque au nom de l’« humanisme ». Plus féroces, Dalí, Tzara et Matta attaquent «le sadisme des modernes». Les efforts de l’UAM pour solliciter les pouvoirs publics au nom d’une modernité «pour le plus grand nombre» échoueront, le Front populaire choisissant de favoriser les industries de luxe plutôt que de se lancer dans des chantiers sociaux. Seule l’Exposition de 1937 lui permettra de profiter enfin d’un pavillon à son nom et à certains de ses membres, comme René Coulon au pavillon Saint-Gobain, de s’affirmer, sous la houlette de Jacques Adnet.
Le flambeau de la modernité
Que faire donc pour donner corps à cette évanescente UAM ? Tout d’abord, en faire une «aventure moderne» puis, tout simplement, montrer ce que ses membres ont réalisé dans les vingt années précédant leur adhésion. Double tour de passe-passe qui permet de remonter jusqu’à la fondation du Salon d’automne, en 1903, et d’attribuer la naissance des arts décoratifs «modernes» à l’influence de Bonnard, Vuillard et Matisse il fallait y penser ! Il s’agirait donc d’une «préhistoire de l’UAM» si, pour étoffer leur présentation, les commissaires n’avaient exposé sans hésiter quelques pièces de Paul Poiret, Djo-Bourgeois, Ruhlmann, Marcel Breuer, Louis Sorel, Auguste Perret, Raymond Duchamp-Villon, Louis Marcoussis, René Prou, Ivan da Silva-Bruhns et Adnet… qui n’en firent jamais partie. Et que dire d’une section entière consacrée à Sonia Delaunay, pourtant très peu active au sein du mouvement ? Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir évoqué Jean Royère, recalé à l’inscription à l’UAM au motif qu’il travaillait encore pour le « faubourg » ? Ou Jean-Michel Frank, qui refusait toute manifestation publique, mais dont «l’étrange luxe du rien» selon la formule de Mauriac aurait été ici à sa place ? C’est surtout l’omniprésence de Francis Jourdain qui interpelle, éclipsant la présence aussi bien de Robert Mallet-Stevens que de Jacques Doucet. Le formalisme élégant de «Rob» pour les riches serait-il moins politiquement moderne que les propositions pataudes de Francis pour les pauvres ? L’influence d’Hoffmann sur l’un, moins pure que celle de Loos sur le second ? Mais le plus scandaleux le mot n’est pas trop fort est l’absence du Studio Saint-James de Jacques Doucet, l’un des plus grands laboratoires s’il en fut de la modernité. Nous resterons confinés dans son entrée et ne pourrons gravir l’escalier où était accrochées excusez du peu Les Demoiselles d’Avignon dans leur cadre de Pierre Legrain. Nous ne verrons nulle part, en dehors de la chaise africaniste du même Legrain, les œuvres qui s’y trouvaient, comme l’incroyable paravent du Destin d’Eileen Gray. L’exposition de Beaubourg, dans son ambition et ses incohérences, est symptomatique d’un tournant dans l’histoire de l’art, rattrapée comme toujours par celle du goût. Les recherches des cinquante dernières années ont mis à mal la vulgate téléologique de Pioneers of the modern movement, from William Morris to Walter Gropius, dû justement en 1936 à Nikolaus Pevsner. La révolution postmoderne, initiée au MoMA en 1972 avec «Italy, the New Domestic Landscape», aurait-elle du mal à prévaloir à Paris ? Ou bien s’agirait il plus simplement d’une rivalité entre institutions, le MNAM voulant récupérer le flambeau d’une modernité obsolète mise à mal, il y a deux ans, par l’exposition spectaculaire du musée des Arts décoratifs consacrée… à l’école fondée par Gropius ? Décidément, comme disait Tom Wolfe, «il court, il court le Bauhaus». Cela dit, ne boudons pas notre plaisir, chefs-d’œuvre et curiosités parsèment cette genèse improbable de la modernité. Certains rapprochements sont cocasses, à l’image de ces deux chaises de Prouvé et de Chareau, qui semblent entamer un ballet gymnique, d’autres dignes d’une vitrine de la rue de Seine, navrants, comme cette étagère de céramiques de Francis Jourdain, portant ombrage par leur rusticité affectée aux subtils meubles de Chareau. Exceptionnels en revanche : la voiture de course du héros, le paravent de Lurçat, la statue de Csaky, le fauteuil, le canapé et la religieuse de Chareau, tous sortis du film L’Inhumaine (1923) de Marcel L’Herbier, projeté sur la cimaise.