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L’expert dans l’œil du cyclone

Publié le , par Vincent Noce

Inquiets d’une dégradation de l’éthique des ventes, les experts peinent encore à imaginer les moyens de renforcer la protection de leur statut.

© CNE L’expert dans l’œil du cyclone
© CNE

Les Assises de l’expertise, qui se sont tenues au Petit Palais le 15 juin à l’initiative de la Compagnie nationale des experts en œuvres d'art (CNE), ont été l’occasion de constater à quel point l’évolution brutale du marché affectait leur métier. Les transactions sur Internet, selon le bilan du Conseil des ventes volontaires (CVV) publié le 17 juin, ont accaparé plus de 70 % des ventes publiques en 2020, alors qu’elles en représentaient un tiers l’année précédente.
Un contournement des règles
Président sortant de la CNE, Frédéric Castaing a récemment déposé un rapport au CVV mettant en garde contre les stratégies « d’évitement des experts » qui se sont développées à cette occasion. « Sur cinquante ventes de spécialités en ligne par Interenchères et autres, du 7 décembre 2020 au 17 février 2021, écrit-il, vingt-neuf l’ont été sans expert pour authentifier les lots. » Il regrette aussi que dans les cas où un expert a été appelé, son nom et sa référence ne soient pas forcément visibles sur les catalogues en ligne, alors même que celui-ci exerce « une responsabilité solidaire avec le commissaire-priseur ». De manière générale, il dénonce une tendance au « contournement des règles » afin d’escamoter la responsabilité juridique des opérateurs, citant en exemple cet extrait édifiant du « guide pour les enchérisseurs » de Sotheby’s : « L’opinion de Sotheby’s sur un lot dépend en partie de l’information qui lui est donnée par le vendeur. Sotheby’s ne peut procéder à des recherches et enquêtes exhaustives sur chacun des lots qui lui sont confiés. Les enchérisseurs en sont avertis et reconnaissent qu’ils doivent se renseigner personnellement. […] Les indications qu’il donne sur les lots sont le reflet de son opinion raisonnable. Pour toutes ces raisons, les enchérisseurs doivent s’entourer de tous les avis pertinents de la part des professionnels extérieurs. » Rappelons au besoin que, en France du moins, la Cour de cassation a souligné que les commissaires-priseurs ont obligation de vérifier et de garantir l’origine et l’authenticité de tous les lots qu’ils mettent en vente. « C’est totalement absurde !, s’est insurgé au Petit Palais l’expert-libraire Emmanuel Lhermitte, coauteur du rapport : non seulement certaines maisons s’exonèrent ainsi de leur responsabilité vis-à-vis du public, mais elles demandent maintenant à leurs clients de s’accompagner de leur propre expert ! » Le sujet lui semble d’autant plus sensible que le confinement a vu « une augmentation considérable de la clientèle », avec l’arrivée de « personnes qui ne connaissent pas le marché, cliquent sans savoir comment cela marche, ne voient pas les objets et auraient d’autant plus besoin des clés » d’appréciation de cette forme d’achat.
Gangrène du faux
Plusieurs intervenants ont ainsi dénoncé l’accroissement des prétendues expertises pratiquées sur photographie, l’accès à l’objet étant même refusé aux experts qui en font la demande. « Il m’est arrivé encore il y a quinze jours de découvrir un faux qui était indétectable en photographie », a témoigné Élisabeth Laurentin, experte en arts des XIX
e et XXe siècles. Pour Frédéric Castaing, « cet affaissement des règles profite avant tout aux faussaires ». « OCBC, Interpol, Unesco, tout le monde est d’accord : le faux gangrène le marché de l’art », a-t-il lancé, la profusion des ventes en ligne ayant selon lui permis à « la petite délinquance de rejoindre la grande ». De ce fait, les experts se retrouvent soumis à une pression que certains jugent intolérable. Olivier Lorquin n’a pas oublié que sa mère, Dina Vierny, avait été menacée par un oligarque russe parce qu’elle avait refusé d’authentifier deux faux Maillol. Évoquant la multiplication des litiges, il craint que le marché ne se transforme en « Far West ». Exemple à l’appui, Éric Turquin, expert en peinture ancienne de la place parisienne, a souligné le caractère aléatoire des décisions de justice avec des risques de coûts non négligeables. « Confier le sort de l’authenticité et de la valeur d’une œuvre d’art à la justice est une grave erreur », a averti l’avocat Christian Beer.
Quels moyens ?
Frédéric Castaing s’est aussi inquiété du surgissement opportun d'«experts autoproclamés ». L’appartenance à une compagnie lui semble encore le meilleur rempart, dans la mesure où celle-ci exige de ses membres une formation préalable et une éthique de comportement. Il n’empêche, devant toutes ces difficultés, « de plus en plus d’experts tirent le tapis », s’inquiète-t-il, allant jusqu’à craindre « une disparition des indépendants » s’ils n’étaient mieux protégés. Oui, mais comment ? Là, l’assemblée avait beaucoup plus de mal. La confiance en la justice est minime. La corporation se retrouve dans une saine méfiance envers l’État, récusant l’idée d’une nouvelle autorité. L’Union européenne a mis le holà à la formation d’ordres professionnels. Le Conseil des ventes, instance régulatrice des ventes publiques, n’a pas autorité sur les experts et, de toute manière, « il n’a pas de fusil », comme l’a résumé avec humour son représentant, Pierre Taugourdeau. « Au moins, il pourrait avoir une badine », lui a rétorqué Alexandre Giquello, président de Drouot Patrimoine.
Des obligations
Car, aux yeux de ce dernier, « la France doit se féliciter de disposer d’un marché réglementé » qui peut rassurer le consommateur, et notamment cette nouvelle clientèle profane qui s’est manifestée ces derniers mois. Mais comment réglementer Internet ? « Drouot Digital a enregistré une croissance de 60 % du nombre de ventes, a expliqué Alexandre Giquello, 550 maisons de ventes sont inscrites sur Drouotlive et Drouot Online, dont 250 ne répondent pas, par définition, aux obligation déontologiques et au droit français. » En même temps, si des opérateurs se livrent à des activités douteuses ou même répréhensibles, la plateforme a le devoir de protéger l’image de Drouot, qui peut en être atteinte. Il a pris pour exemple la mise en vente d’insignes nazis, qui est interdite en France mais autorisée en Allemagne et fait florès aux États-Unis. Pour répondre à cette contradiction, elle « a créé une veille de tous les lots » et s’est arrogé le droit « de supprimer les images ou toute activité qui seraient contraires à l’image que Drouot entend donner à son nom ». Faute de pouvoir imposer au marché de l’art une réglementation internationale (ou même européenne), hors d’atteinte, « il nous faut bricoler des systèmes pour maintenir le contrôle des images ». La même difficulté a été signalée à propos des vacations se tenant à l’hôtel des ventes parisien. Si l’institution Drouot a choisi de faire intervenir les compagnies d’experts pour réguler les événements communs placés sous sa responsabilité directe (comme « la Semaine asiatique »), elle ne dispose pas des mêmes pouvoirs quand les commissaires-priseurs louent les salles. Ils sont maîtres de leur vente et, si elle peut les alerter, elle ne peut les forcer à retirer un lot douteux. C’est dans ces moments que l’autodiscipline d’une profession, qui compte sur l’incitation et la préconisation, peut atteindre ses limites.
Un label ?
Dans le même état d’esprit pragmatique, Claire Chastanier, du service des Musées de France, a expliqué comment elle avait dû se débrouiller pour adapter les mécanismes de la préemption aux ventes en ligne. Le sentiment de prudence a prévalu davantage encore à la dernière table ronde, portant sur la possibilité de conférer aux experts un « label », qui serait fondé sur des critères de sélection. CNE, Cedea, CNES, SFEP, CEA, Fnepsa, SLAM : la profusion des sigles de sociétée d’experts illustre la difficulté de réunir un milieu aussi morcelé sur un objectif commun. Tout le monde s’est accordé pour dire que ces discussions en étaient encore au stade préliminaire. Il reste à savoir si l’accélération des phénomènes contraires laissera le temps à la profession de se retourner.

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