L’Outsider Art Fair est devenue un rendez-vous des collectionneurs européens, et confirme l’attrait du monde de l’art contemporain pour ce qui fut longtemps un secteur de niche. Drouot accueille la table ronde.
Le choix de la date n’est pas anodin dans cette frénésie des grandes foires cartographiant la planète : en off de la FIAC, alors que la capitale française se met au diapason du monde de l’art contemporain. L’Outsider Art Fair s’est glissée dans ce créneau dès l’année de sa création, en 2013, et surfe sur l’engouement que connaît l’art brut depuis une dizaine d’années dans les médias, grâce à la multiplication des expositions dans de grandes institutions. «Visions singulières» au Palais des beaux-arts de Bruxelles en 2005, «Henry Darger» à la Maison rouge en 2006, le choix de Massimiliano Gioni à la Biennale de Venise en 2013... «De grandes expositions ont aussi rappelé que les surréalistes et d’autres avaient déjà salué leur génie créatif, tout comme le groupe CoBrA, qui se définissait comme réunissant “les enfants normaux de l’art brut”», rappelle Jean-Pierre Ritsch-Fisch (Strasbourg). Les commissaires s’emparent de leurs œuvres, qu’ils confrontent à celles d’artistes du circuit contemporain sans pour autant faire de différences. La frontière entre les domaines s’estompe. Le regard change.
Des étiquettes flottantes
Parmi la quarantaine de galeries de l’Outsider Art Fair (dont presque la moitié de françaises, cinq américaines, trois italiennes, l’une venue d’Inde...), on retrouve cette porosité également dans la ligne artistique de certaines, qui n’est pas exclusivement dédiée à l’art brut, comme chez la nouvelle venue James Barron Art (Kent), qui vend par ailleurs aux États-Unis des œuvres de Jean Arp, Anthony Caro, Mattia Bonetti ou Jim Dine. Ajoutons la présence de Mohamed Ahmed Ibrahim chez Lawrie Shabibi (Dubaï), artiste qui a effectué une résidence au Consortium à Dijon et fondé le Khorfakkan Art Centre à Sharjah en 1997, ou l’étiquette flottante d’un Abdelmalek Berhiss, exposé aujourd’hui chez la nouvelle participante Siniya28, de Marrakech, et qui était représenté à Paris jusqu’en 2017 par la galerie 5 Contemporary (aux côtés de Françoise Schein ou de Pedro Castro Ortega). Ensuite, les catégories permettent de donner un cadre et certains, tel Jean-Jacques Plaisance de la galerie Les Yeux fertiles, s’interrogent sur l’importance de «créer des limites à la définition d’un nouvel artiste brut. Quels experts trancheront ? Quel jury ? On lui rattache d’ailleurs le folk art aux États-Unis. Il faudra des “régulateurs’’ pour élargir la classification de Jean Dubuffet». La forte visibilité des œuvres a des conséquences sur «le marché de l’art brut, qui croît régulièrement depuis une vingtaine d’années mais de manière plus significative ces trois dernières années», analyse Philippe Eternod, de la Galerie du marché (Lausanne). Si l’on regarde le cas d’un artiste «star» de la spécialité comme Dan Miller, dont les créations sont entrées dans les collections permanentes du MoMA à New York, «les prix ont augmenté de plus ou moins 60 % sur les dix dernières années, et ils continueront de le faire, d’autant que cet artiste dépasse les étiquettes», pointe Gaela Fernandez Florin, du Creative Growth Art Center (Oakland). Il faut compter autour de 7 000 € pour un dessin, mais il s’est attaqué depuis peu à des formats monumentaux. «Le nombre important d’expositions transversales, montrant à la fois des œuvres modernes, contemporaines et brutes, est bénéfique ; Aloïse, par exemple, qui est systématiquement associée, en profite particulièrement», poursuit Philippe Eternod. Mais tous le reconnaissent, les prix sont à des «années-lumière de l’art contemporain», comme le concède Arthur Borgnis : «Si certaines œuvres de qualité muséale d’Adolf Wölfli, d’Henry Darger et de William Edmondson atteignent des prix records [785 000 $ pour le Boxer de ce dernier en 2016, ndlr], le marché de l’art brut reste encore relativement confidentiel.» La fourchette est large, avec des premiers prix à moins de 1 000 € (ce qui permet à des jeunes amateurs de se lancer dans l’aventure), «jusqu’à plus de 250 000 €», nous indique Becca Hoffman, la directrice de la foire.
Des découvertes et des particularités
La sélection, partant des artistes historiques (Augustin Lesage avec une huile sur toile de 1938 à 45 000 €, ou une peinture de 1919 de Charles Dellschau à 28 000 € chez Arthur Borgnis), s’élargit jusqu’à offrir de nombreuses découvertes ou des «émergents» : Jerry Gretzinger ou Tang Zipping chez Arthur Brognis, Chris Corr-Barberis ou Zina Hall au Creative Growth Center of Art, les tableaux troublants d’Hervé Bohnert chez Jean-Pierre Ritsch-Fisch (Strasbourg), ou encore Maurice, «un artiste qui vivait dans la rue et que j’ai découvert fin 2017», rapporte Éric Gauthier de la galerie du Moineau écarlate (Paris). Seront aussi à voir, «quelques dessins de Charles Schley, orphelin interné à Sainte-Anne en 1929 puis diagnostiqué schizophène. La plupart sont conservés dans la collection du musée d’Art et d’Histoire de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, et il me semble que ceux que je présente sont inédits en vente». Avec son solo show du Ghanéen Kwame Akoto, Françoise Adamsbaum illustre une autre façon de défendre un artiste : «Je l’ai découvert il y a dix-sept ans grâce à Hervé di Rosa, qui faisait ses étapes autour du monde, et nous le défendons sur le marché depuis quatre-cinq ans. Nous avons commencé par le faire entrer dans des institutions ; deux de ses œuvres sont dans l’exposition «20 ans, les acquisitions du musée du quai Branly - Jacques Chirac», mais aussi dans les «Cabinets de curiosités» du fonds Édouard et Hélène Leclerc à Landernau. Maintenant, nous le présentons au grand public. Les travaux de cet artiste, qui vient de la tradition de la peinture d’enseignes, sont accessibles entre 1 000 et 12 000 €». Mais dans cet éclairage général, la foire nous ouvre à des particularités plus régionales, tel le Maroc, comme nous l’explique Hadia Temli, de Siniya28 : «Le monde est à la recherche de quelque chose d’original et de vrai. Au Maroc, le marché et encore timide et les collectionneurs vont davantage vers des artistes issus des grands écoles d’art. Mais à l’échelle internationale, nous sommes heureux de voir ce mouvement prendre forme avec plus de force et de confiance.» Becca Hoffman est également enthousiasmée par l’ouverture cette année à Dubaï, avec Lawrie Shabibi. Une autre nouveauté de cette édition est la place accordée aux femmes artistes et collectionneuses, avec la nocturne du vendredi 18 octobre : intitulée «Women Collecting Art Brut» (18 h-22 h), elle célébrera toutes celles associées à l’art brut. La soirée offrira également un cycle de performances, et le prix Art Absolument pour l’art outsider, doté de 10 000 €, sera remis à une femme artiste par un jury composé de personnalités du monde de la culture. Attirons l’attention sur la finaliste Latefa Noorzai, une immigrante d’Afghanistan exposée sur le stand du Creative Growth Art Center (Oakland). Le focus sur la collection de photographies de Bruno Decharme (voir interview, ci-dessous) a incité des galeristes à présenter des pépites, comme c’est le cas de Cavin-Morris (New York), avec des clichés de Miroslav Tichy, les Douches la galerie proposant «une sélection de photographies de Vivian Maier, artiste inconnue de son vivant qui laisse une œuvre atypique, composée de plus de 100 000 négatifs et pellicules non développées», s’enthousiasme Constance Marchand. «Nous la représentons depuis 2013, et avons déjà montré son travail dans trois expositions personnelles et cinq collectives. C’est sur une proposition de John Maloof, qui l’a découverte en 2007, que nous avons décidé de participer à l’OAF.» De quoi titiller les amateurs…