Les quatre œuvres sur papier d’Odilon Redon acquises en leur temps par Louis-Charles Libaude, dessinent le profil d’un artiste inclassable et génial. Leur nouvel envol est déjà programmé.
Louis-Charles Libaude (1869-1922) a un parcours des plus intéressants et n’est pas un inconnu de ces pages ! Il fut en effet commissaire-priseur, et ce jusqu’en 1910, quand il démissionne de la Compagnie de Paris. Il quitte la profession judiciaire pour s’installer comme marchand de tableaux dans une galerie sise au 17 de l’avenue Trudaine, reprenant le flambeau de Georges Thomas. Il suit et vend Pablo Picasso – en pionnier –, Maurice Utrillo, dont il organise la première exposition en mai 1913 à la galerie Blot, est l’ami d’Émile Bernard – qui fait son portrait en 1909 –, collectionne Marie Laurencin, Raoul Dufy, Maurice de Vlaminck, Olga Boznanska – dont trois portraits à l’huile seront également présentés lors de cette vente (voir page 15) – et Odilon Redon. Entre autres qualités, notre homme est aussi doué d’un joli trait de plume : sous le pseudonyme de Louis Lormel, il lance en octobre 1892 L’Art littéraire, où il publie différents écrits, dont Tableaux d’âme en 1908. Louis-Charles Libaude organise son retour à l’Hôtel Drouot les 9 mars 1918 et 19 mai 1920, lorsqu’il décide de se séparer d’une grande partie de sa collection, par le ministère de Me Georges Aulard. De Redon, Visage cellulaire (alors titré La Fleur humaine), Le Satyre au cynique sourire (Le Faune) et Le Prophète sont sur les cimaises rouges, le premier en 1918, les deux autres en 1920. Les y voici à nouveau cent ans plus tard, après avoir été redécouverts dans un grenier par Éric Beaussant, lors d’un inventaire dans la maison inoccupée d’une descendante de Libaude, accompagnés de La Grappe ou Le Marchand de ballons, un inédit relégué à la cave. Une nouvelle histoire extraordinaire dans la lignée de celles d’Edgar Allan Poe. La mise en vente va en écrire la fin, celle-ci forcément heureuse.
Le maître du noir
On ne présente plus Odilon Redon – Bertrand, de son vrai prénom – un artiste absolument génial et totalement inclassable, qui use du dessin comme personne avant lui, faisant danser les noirs sous la pointe de son fusain. Au printemps 2011, le Grand Palais offrait aux visiteurs fascinés une magistrale rétrospective : tout de son parcours préparatoire – une enfance sereine dans un domaine viticole du Médoc pour y protéger sa santé fragile, où il a laissé le souvenir d’un gamin rêveur, une éducation bordelaise bourgeoise et cultivée, les premières fréquentations des milieux artistiques et ses apprentissages dans les ateliers de Jean-Léon Gérôme et Rodolphe Bresdin – y était notamment détaillé. Du très conventionnel, somme toute, qui ne présage en rien de sa sensibilité hors du commun – celle-là même qui va lui permettre de laisser s’exprimer sur le papier son imagination débordante, réinterprétant le réel pour créer des créatures extraordinaires. Louis Libaude en possédait plusieurs, d’une présence singulièrement forte. En voici ici quatre offertes à l’envi, et ce n’est pas un pêché. Un monde de songes Le dessin et l’illustration – l’interprétation, plus justement, de ses textes et de ceux d’auteurs fantastiques, Edgar Allan Poe évidemment, mais aussi Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé et Gustave Flaubert – occupent une part essentielle de son œuvre. Primordiale, même, puisque ce n’est qu’après 1890 qu’Odilon Redon s’ouvre à la peinture et à la polychromie. De fait, ses feuilles sont habillées de noir. Lui-même parlait de ses «Noirs», traduits au fusain ou à l’encre, nous invitant à le rejoindre dans son monde troublant habité d’êtres difformes, de paysages macabres et d’ombres inquiétantes. La publication en 1879 de son premier recueil lithographique, Dans le rêve, lui offre une notoriété chez les symbolistes ; Joris-Karl Huysmans évoque sa figure dans À rebours, qui paraît en 1884. Marionnettiste, il met en scène ses tourments intérieurs et les enrichit de références à Darwin, au mystère des origines du monde, ainsi qu’aux thèmes macabres de Poe. Tout cela engendre, et non pas crée, une série de dessins qui interrogent, dérangent et émerveillent. Les trois verbes, n’étant pas là incompatibles, sont exprimés par les quatre pièces – trois dessins et une peinture – qui vont faire leur entrée, ou leur retour, sur la scène des enchères. Le fantastique et la mélancolie Nulle échappatoire vers un horizon souriant ne vient les égayer, même dans son Marchand de ballons (aussi nommé La Grappe, 80 000/120 000 €) qui fait écho à L’œil, comme un ballon bizarre, se dirige vers l’infini de 1882 (collections du Metropolitan Museum of New York). Car si le titre évoque un souvenir nostalgique de l’enfance, «ce qui lui donnerait presque un charme désuet, ce noir dessin est d’un étrange et sombre pittoresque», est-il mentionné dans le catalogue raisonné de son œuvre peint et dessiné (Alec Wildenstein, vol. II, La Bibliothèque des arts, Paris, 1994, décrit et reproduit page 181, sous le n° 1099). Pas de fuite possible non plus avec Visage cellulaire (même estimation), fascinant résumé de son univers où se mêlent le fantastique, la mélancolie et l’utilisation symbolique de la représentation de l’organe de la vue comme fenêtre de la vision intérieure, ni bien sûr avec Le Satyre au cynique sourire (30 000/50 000 €). Par le choix de ses titres, le dessinateur en transcendait la poésie, ce que Mallarmé relevait de ces quelques mots, magistraux eux aussi : «Mon cher ami, vous agitez dans nos silences le plumage du Rêve et de la Nuit. Tout dans cet album me fascine, et d’abord qu’il vous soit tout personnel, issu de vos seuls Songes : l’invention a des profondeurs, à l’égal de certains noirs, ô lithographe et démon ; et, vous le savez, Redon, je jalouse vos légendes». (lettre du 10 novembre 1891). À l’approche du nouveau siècle, sous l’effet d’une sérénité nouvelle, Odilon Redon s’ouvre à la couleur par le biais du pastel et de la peinture, à des thèmes plus heureux : ceux offerts par la mythologie grecque, les bouquets de fleurs éclatants, puis les éléments végétaux pour de somptueux décors. «J’ai épousé la couleur, depuis il m’est difficile de m’en passer», peut-il dire. C’est à cette période qu’appartient la toile Le Prophète (55 x 46,5 cm, 40 000/60 000 €). Cette dernière était adjugée 3 300 francs lors de la vente de 1920, ce qui équivaudrait aujourd’hui à 2 992 €… un résultat qui laisse songeur.