Plus que jamais, Camille Pissarro immortalise, à Éragny, la vie champêtre et invente un mode de collaboration artistique familial inédit. Le musée du Luxembourg revient sur cette dernière partie de sa carrière.
Depuis la rétrospective de 1980-1981 au Grand Palais, aucune exposition ne lui avait été consacrée en France. Pas moins de cinq sont organisées cette année, à Paris, à Copenhague et à Pontoise. Le musée du Luxembourg ouvre ses portes à une période particulièrement intense de travail et de réflexion de Camille Pissarro (1830-1903). Et paradoxalement la moins étudiée, celle de sa vie à Éragny. Il réalise, au cours de ses deux dernières décennies, près de trois cent cinquante œuvres sur toile et sur papier, dont un ensemble est présenté aujourd’hui. Si l’on peut s’étonner du caractère quelque peu modeste des cartels et des coloris tristes des cimaises, on apprécie l’originalité du point de vue et la découverte de nombreux tableaux montrés pour la première fois en France. «Je ne suis heureux que lorsque je suis à Éragny auprès de vous tous, tranquille et rêvant de l’œuvre ; parbleu ce serait trop beau !», écrit-il à son fils Lucien le 23 janvier 1886. Cela fait presque deux ans que Pissarro et sa famille se sont installés à Éragny-sur-Epte, minuscule village à proximité de Gisors. Après Paris, Pontoise, Louveciennes, Osny…, il s’est fixé le 1er mars 1884, dans une maison assez grande pour l’accueillir. Sept enfants sont déjà nés, le benjamin Paul-Émile verra le jour dans quelques mois. Quelques bâtisses, dont la sienne, bordent la rue principale depuis laquelle on distingue à peine le grand jardin et encore moins son atelier avec sa baie vitrée arrondie. «J’ai trouvé le pays autrement beau que Compiègne…», écrit-il à son fils Lucien. Camille qui séjourne parfois à Paris pour suivre ses affaires et les siens mènent enfin une vie sédentaire, au contact de la nature.
Havre de paix et cadre de travail
À l’artiste le travail en plein air, à Julie, son épouse, le souci pratique de nourrir sa famille. Elle installe un potager, plante des arbres fruitiers, fait bâtir poulailler et clapiers, recrute des ouvriers agricoles pour l’aider à entretenir cette petite exploitation. À la différence de Pontoise, il n’y a dans ce coin du Vexin aucune cheminée d’usines, aucun chaland, mais des prairies et des terres cultivées à perte de vue. Travailleur acharné, éternel observateur, Pissarro ne se lassera jamais de ce coin de nature. Quelques kilomètres carrés de paysage donnent lieu à d’innombrables variantes, même s’il affiche quelques préférences de motifs : les fermes et les vergers d’Éragny, la colline de Bazincourt le village le plus proche, les prairies environnantes barrées de rideaux de peupliers et de clôtures, les ciels rouges du crépuscule, la poésie d’un jardin sous la neige, les crues de l’Epte. Ses figures, emportées par leurs tâches quotidiennes, ou au repos, respirent la simplicité. Du moins en apparence… Elles ne se donnent pas en spectacle. L’air qui circule entre elles est chargé d’odeurs de l’herbe fraîchement coupée, du foin, des fruits mais aussi des bruits des moissons ou du feu qui réchauffe du froid mordant de l’hiver. L’air, comme suspendu, circule entre ses personnages et suggère leur liberté, rêvée ou réelle. Dans sa peinture, Pissarro ne veut éveiller aucun sentiment, ne délivrer aucun message. Marqué par les combats qu’il a dû mener en tant qu’artiste et par les rapports tourmentés qu’il a entretenus avec ses parents, Camille est un fervent partisan de la l’idéal anarchiste. Il prend fait et cause pour l’utopie de ses contemporains Proudhon et Bakounine, croit fermement à la liberté et à l’épanouissement individuel. Son recueil de vingt-huit dessins à la plume Turpitudes sociales (1889), avec ses légendes empruntées au journal anarchiste La Révolte, constitue un intéressant témoignage de sa haine des bourgeois, de son anticléricalisme, de sa compassion pour les déshérités. Destiné à ses nièces à Londres, il envoie cet exemplaire unique dont des planches tirées du fac-similé publié en 1972 figurent à l’exposition qui circulera exclusivement dans le cercle familial.
Pissarro et la jeune génération
Fidèle exposant des salons impressionnistes après en avoir été l’un des principaux créateurs, l’artiste entretient des relations fructueuses avec ses cadets Paul Gauguin, Vincent Van Gogh, mais surtout Paul Cézanne. «Quant au vieux Pissarro, ce fut un père pour moi. C’était un homme à consulter et quelque chose comme le bon Dieu», écrit celui-ci en 1902. Ni professeur, ni maître, il met aussi ses enfants sur la voie de la découverte de leurs propres sensations et transforme bientôt la maison d’Éragny en un atelier, une école d’art, un lieu de rencontres et de discussions littéraires, artistiques et politiques. Seurat et Signac viennent dialoguer avec le «père Pissarro», tandis que les enfants donnent libre cours à leurs expériences artistiques. Ce n’est pas un hasard si cinq de ses fils se consacreront à la peinture et à la gravure. Et si, en 1894, Lucien, son aîné, fonde en Angleterre une petite maison d’édition rassemblant les œuvres des auteurs favoris de la famille François Villon, Gustave Flaubert et Charles Perrault par exemple , son nom «Eragny Press» sonne comme un hommage au village familial du Vexin.