À l’occasion des célébrations du centenaire de Pierre Soulages à Paris, l’astrophysicien Daniel Kunth pose un regard complémentaire sur les œuvres d’une des dernières légendes vivantes de la peinture française, et nous livre sa vision du rapport entre art et science.
Adulé par beaucoup, l’œuvre du colosse de Rodez et de Sète, sur lequel historiens d’art, conservateurs, philosophes, physiciens et critiques ont beaucoup écrit, ne cesse encore d’interroger. Au Louvre, la foule se presse au Salon Carré pour découvrir la vingtaine de pièces couvrant huit décennies de création, de 1940 aux années 2010, dont trois exécutées l’été dernier. Le Centre Pompidou lui rend hommage en exposant les quatorze peintures et œuvres graphiques de ses collections. Pourquoi ses Outrenoirs fascinent-ils autant le public que les intellectuels et scientifiques avertis ? Daniel Kunth, astrophysicien émérite à l’Institut d’astrophysique de Paris et ami de l’artiste, porte un « éclairage » neuf sur sa couleur et sa matière emblématiques. Celui du soleil occulté lors d’une éclipse, observé depuis la terrasse de sa maison sétoise. « […] Le soleil est devenu un disque noir, plus noir que le ciel, raconte Pierre Soulages dans un documentaire de Stéphane Berthomieux […]. Un grand silence s’est fait. C’était un spectacle cosmique grandiose. […] C’était le noir d’avant la lumière, d’avant les couleurs, celui que j’aime avec sa gravité, sa radicalité. Il y avait quelque chose des origines du monde, de nos origines avant de naître, avant de voir le jour. »
Comment avez-vous rencontré Pierre Soulages ?
Je connaissais son œuvre et j’avais vu sa rétrospective au Centre Pompidou en 2009-2010. J’ai trouvé cette exposition très forte : ses pièces m’entouraient littéralement. Alors, je lui ai transmis une lettre par l’entremise de mon ami artiste Bernard Moninot, avec la réflexion suivante : « Vos noirs me fascinent parce que précisément ils font parler la lumière sans laquelle nous ne saurions pas d’où nous venons, ni qui nous sommes et sans doute où nous allons. Qu’il y ait comme un lien entre la lumière de l’univers et celle de l’esprit est un miracle permanent. » Nous nous sommes alors rencontrés, nous avions besoin de dialoguer ensemble.
Sur quoi ce dialogue a-t-il porté ?
Que dit, pour ma part, le noir de la nuit ? Que dit le noir pour Soulages ? Plus précisément, je lui ai parlé du carbone, cette poussière d’étoile, qui, associée en longue chaîne, est à l’origine de la vie sur Terre. Dans mon livre Les Noirceurs de l’univers, j’indique que sous forme de charbon anthracite, ou de fusain, ce noir quasi absolu est une des noirceurs les plus accomplies que l’on puisse trouver dans la nature. Selon la manière dont il est structuré, ce même carbone devient diamant aux brillances étourdissantes, véritable concentré de lumière.
Pour Pierre Soulages, du noir, ou plutôt des différents états de surface du noir, jaillit la lumière.
Oui, de la matière noire, brute, peut surgir la lumière. Soulages l’a compris. C’est aussi ce qu’explique en 1905 Albert Einstein dans sa fameuse équation E = mc2. Elle exprime que de la matière (m) et de la lumière (c), on peut extraire de l’énergie (E). Cependant, ma démarche de scientifique est différente de celle de Pierre, même si l’on peut déceler quelques similitudes dans nos « protocoles » respectifs. Dans ses Outrenoirs, Soulages travaille ses surfaces pour susciter un langage entre matière et lumière. Cette dernière jaillit à travers des aplats francs et une multitude de stries à peine visibles, où grains de lumière et atomes se répondent. L’astrophysicien que je suis capte la lumière pour comprendre la constitution et l’origine de la matière dont nous sommes issus.
Où se trouve alors cette corrélation dont vous parlez ?
Soulages utilise ses œuvres comme des dispositifs pour que matière et lumière interfèrent avec le public. Au-delà de leur matérialité, ses Outrenoirs existent par le regard du spectateur. Un regard différent selon sa position dans l’espace, les changements chromatiques et l’évolution de la lumière. Nous, scientifiques, choisissons le dispositif que constitue le télescope muni de ses capteurs et de ses filtres. Par son prisme, nous voyons l’univers en fonction de la manière dont on a arrangé le protocole. Nous pouvons trouver une parenté dans cette façon triangulaire de faire interagir l’artiste, l’œuvre et le spectateur, comme l’astronome, l’univers et le dispositif.
« C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche », aime à dire Soulages. Partagez-vous sa réflexion ?
Vous parlez du phénomène de sérendipité, ce hasard qui entraîne des résultats inattendus ? De mon point de vue, je dirais plutôt : ce que je cherche, je l’ai déjà trouvé ! Toutefois, le savant est heureux lorsqu’il met le doigt sur quelque chose de contradictoire, qu’il s’attelle cependant à prouver scientifiquement.
Finalement, que dit Soulages à travers sa matière noire ?
Lorsqu’il la « broie » pour exprimer la lumière, il plonge aux sources même de la création et de l’origine du monde. Il le dit : le noir est antérieur à la lumière. J’ajouterais qu’il est absence. L’ombre compte tout autant que ce qui se voit.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à l’art ?
À l’âge de 16 ans, j’ai eu d’interminables conversations sur le ciel, l’art et les sciences avec un artiste qui joua un rôle important dans ma formation d’adulte. Longtemps, j’ai hésité entre des études de philosophie, d’art ou de science. Finalement, j’ai choisi la voie scientifique, pensant naïvement pouvoir approcher l’art et la philosophie de façon dilettante. In fine, mon goût pour l’astronomie rejoint l’art ; le ciel fascine et intrigue tout le monde en ce qu’il recèle de beautés, de mystères et de majesté. C’est une science particulière et transversale, qui croise de nombreuses disciplines au carrefour de la poésie, du sacré et de la science.
Cultivez-vous d’autres amitiés artistiques ?
Il y a quelques années, j’ai rencontré Jacques Monory. Fasciné entre autres par l’astronomie et la mort, il me demanda : « Vous qui approchez les conditions de l’essence de l’univers, avez-vous des réponses sur le sens même de la vie ? » L’astrophysique restant muette sur des interrogations premières comme le « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », il ne trouva pas dans mes réponses le soulagement espéré.
Quid de votre relation avec le plasticien Bernard Moninot ?
Nous nous sommes rencontrés en 2002, lors d’un débat « Art et Sciences », organisé par l’université de Bordeaux. Lors de l’éclipse solaire d’août 1999, il créa ses Mémoires du vent, œuvres réalisées à partir d’un appareil permettant aux herbes agitées par le vent de dessiner un parcours au fond de petites boîtes de verre enduites de noir de fumée. Bernard travaille aussi avec des pentacrines, ces minuscules fossiles étoilés à cinq branches, vieux de cent millions d’années. Il les colle et les relie avec de la peinture sur du verre pour réaliser ses « lumières fossiles », semblables à des constellations fantasmées. Nos recherches nous nourrissent mutuellement.
Pourquoi tant d’intérêt porté à la relation qu’entretiennent l’art et les sciences ?
Parce que dans leur questionnement existe une forme d’universalité. Interroger la matière noire, le ciel ou faire de la biologie, c’est s’enquérir de l’origine de la vie, de la mort et du sens des choses. Et puis, ce qui me fascine chez les artistes et que je retrouve dans l’astrophysique, c’est qu’on puisse trouver une part de « vérité » dans une simple bouteille de verre telle que l’envisage le peintre Giorgio Morandi, ou dans la recherche des galaxies premières… Je partage également avec eux cette obsession de la recherche et de la solitude. Je dis souvent qu’il y a plus d’étoiles dans le ciel que de grains de sable sur la terre, ce qui relativise notre existence et nous invite à la modestie. Un artiste se doit aussi d’être modeste ou de ne pas être.
Ce que Pierre Soulages incarne pour vous ?
Tout à fait. Cet homme, pour moi atemporel, sait rester humble dans son rapport avec le faire, les outils qu’il invente et la matière.