Dormeurs éveillés, réfugiés hors du temps, les personnages de Julien Gracq sont profondément inspirés par le surréalisme. L’un des grands chocs esthétiques de son parcours, après Stendhal et Wagner, est d’ailleurs cette première rencontre à Nantes avec André Breton. L’écrivain évolue pourtant à contre-courant. S’il ne suit pas les codes traditionnels du roman, ce stoïcien fataliste n’adhère pas pour autant à la révolte et refuse l’avant-garde du Nouveau Roman. Mais son amour des grands ensembles, des paysages et des vues lointaines le pousse à habiter poétiquement notre monde. Solitaire et réservé, Julien Gracq est profondément marqué par son Anjou natal – notamment les traces de la guerre de Vendée – et par la Première Guerre mondiale. Son imaginaire puise ses racines dans ces événements qui appellent à la distance, à un horizon immémorial, confus et insaisissable. Gracq partage encore avec les surréalistes une envahissante fascination pour Lautréamont et les tentatives de transgression. Henri Parisot, éditeur et compagnon de route des surréalistes, fréquente la librairie José Corti et ses auteurs, dont l’un des plus fidèles est justement Julien Gracq. Les deux ensembles dispersés, la bibliothèque familiale de l’écrivain (40 lots) et le fonds Henri Parisot (74 numéros), dialoguent et esquissent un bel aperçu du «Surréalisme dans tous ses états», pour reprendre l’intitulé de la vente.
Du romantisme noir au surréalisme
Signées de son vrai nom – Louis Poirier –, treize lettres et six cartes adressées à Henri Parisot (5 000/6 000 €) depuis Quimper, Saint-Florent-le-Vieil, Caen et Paris, forment un précieux témoignage des débuts littéraires de Gracq. Ce dernier confie à Parisot quelques exemplaires de son premier roman et s’y enquiert de l’avancée des recherches des surréalistes. Refusé par Gallimard, Au château d’Argol paraît en 1938 aux éditions José Corti. Tirée à mille cinq cents exemplaires par La Technique du livre à Paris, celui dédicacé à sa sœur Suzanne, à qui il remettait tous ses textes, est présenté ici à 5 000/7 000 €. L’œuvre est saluée par André Breton comme le véritable roman surréaliste qu’il attendait. C’est pourtant avec Le Rivage des Syrtes (1951) que Gracq laisse entrevoir la pleine dimension onirique de son œuvre. L’ouvrage est d’emblée qualifié par l’écrivain Antoine Blondin d’« imprécis d’histoire et de géographie à l’usage des civilisations rêveuses ». Dédicacé à sa sœur, l’un des quarante exemplaires de tête sur papier de Rives est estimé 25 000/30 000 €. Le texte préfigure les zones frontalières d’Un balcon en forêt, paru en 1958 (3 000/5 000 €), imprégné de merveilleux, né de l’irruption surréaliste d’une guerre mondiale et de destructions en plein cœur de l’Europe. Le goût du romanesque se teinte de ses premières amours, héritées de Jules Verne, la géographie, mais aussi du romantisme noir de Lautréamont, habité par les châteaux arthuriens, les rivages et les lisières, faisant dire à Michel Tournier que Gracq est un « romancier paysagiste », un écrivain de la contemplation et de l’attente perpétuelle.
L’âge d’or du merveilleux
Cette attente d’un événement qui n’advient jamais, une référence constante chez Gracq, n’est certes pas étrangère à André Breton. Ce dernier entretient aussi une relation étroite avec Henri Parisot, étayée dans cette vente par une correspondance qui s’étale de 1936 à 1952 (3 000/4 000 €). Parisot ne pouvait qu’intégrer Breton dans sa collection « L’Âge d’or », qu’il dirige alors chez Flammarion, tout comme Leonora Carrington et ses contes balayés de merveilleux : son manuscrit des Petites [sic] contes horribles en 1952 (8 000/10 000 €), et la copie manuscrite par Breton de son texte La Débutante (2 000/3 000 €) occupent une place de choix dans le fonds dispersé. Le rôle majeur que joue Parisot pour le surréalisme est, lui, documenté par des correspondances, certaines longues et denses, avec Max Ernst (4 000/6 000 €), René Char (12 000/15 000 €), Giorgio De Chirico (3 000/4 000 €), Jean Cocteau (6 000/8 000 €), Paul Éluard (1 000/1 500 €), Man Ray (1 000/1 500 €) ou encore André Masson (600/800 €)… Mais Julien Gracq ne rejoindra jamais le mouvement. Esprit libre et indépendant, il ira jusqu’à refuser le prix Goncourt en 1951, dénonçant les compromissions du monde littéraire avec le commercial.
Une vie paisible
Certains le disent aussi moins violent, moins transgressif, plus paisible ; Gracq a pourtant livré la traduction de la pièce de théâtre de Heinrich von Kleist, Penthésilée, en 1954 aux éditions José Corti (800/1 000 €, un exemplaire spécialement imprimé pour sa sœur, Suzanne Poirier). L’opéra, notamment wagnérien, et le théâtre font partie des premiers émois artistiques de l’homme. Il s’essaya lui-même à l’exercice, en toute discrétion, avec notamment une ébauche précoce (1920-1930), manuscrite, d’une pièce intitulée Somnium Scipionis ou quatre cavaliers de l’Apocalypse, restée inédite (5 000/6 000 €). L’ancrage familial est fort chez Gracq, esprit casanier attaché à sa maison d’enfance qui jouxte la Loire. Il restera toute sa vie très proche de son aînée, avec laquelle il parcourt la France en 2 CV et dispute des parties d’échecs. Il est décrit comme un ours solitaire, un célibataire endurci. S’il protège farouchement sa vie privée et n’ouvre sa porte qu’avec parcimonie, sa relation avec Nora Mitrani ne passera pas totalement inaperçue. Ancienne compagne et muse d’Hans Bellmer, la sociologue est la seule amante connue de Julien Gracq. Leur correspondance (20 000/30 000 €) dévoile aussi les souffrances de celle qui sera emportée par un cancer à l’aube de ses 40 ans, en 1961. Sans préjuger de l’impact de cette disparition sur l’écrivain, on sait que celui-ci abandonnera l’écriture de fiction à partir de 1970 au profit de réflexions sur la littérature et de méditations géographiques, écrites à la plume, refusant ainsi autant la compagnie des hommes que celle de la modernité.