À première vue, Louveciennes, petite commune des Yvelines dans la banlieue ouest de Paris, n’a pas grand-chose à voir avec l’État de Virginie, où George Washington fit construire sa plantation de Mount Vernon. C’est pourtant de cet édifice colonial que s’est inspiré le maréchal Joffre (1852-1931) pour faire bâtir le pavillon de La Châtaigneraie, dont le chantier fut confié à son beau-fils, Jacques Laffillée, d’après les plans établis par l’architecte britannique Crosby. On peut y voir aussi une inspiration de la Maison-Blanche à Washington ou de l’hôtel de Salm, actuel palais de la Légion d’honneur à Paris. En 1924, celui que les soldats appellent affectueusement « le grand-père » a derrière lui une carrière militaire bien remplie et aspire au repos. Élevé à la dignité de maréchal de France le 26 décembre 1916 – une première depuis près de vingt ans –, en reconnaissance de ses actes de bravoure dans la Marne et l’Yser, Joseph Joffre fut également reçu sous la coupole de l’Académie française le 19 décembre 1918. Le dossier de son élévation au maréchalat, signé du ministre de la Guerre le général Lyautey au nom du président de la République, sera l’un des lots marquants de la première partie de la vente, consacrée aux souvenirs du militaire (1 500/ 2 000 €).
Les objets rassemblés à cette occasion sont ceux qui ne furent pas donnés par Jean Griot, en 1986 au musée de l’Armée et l’année suivante à la maison natale de Joffre à Rivesaltes. Retiré dans son domaine des Yvelines, le grand homme de guerre peut se consacrer à l’écriture de ses mémoires, débutées en 1922 et qu’il achèvera en 1928. Découvert dans le grenier, le « manuscrit dactylographié » des Mémoires du maréchal Joffre, « un véritable trésor historique » s’enthousiasme l’expert Jean-Christophe Palthey, sera, à 8 000/ 12 000 €, un autre clou de la vacation. Les 1 220 pages de ce précieux document portent – à quelques exceptions près – le paraphe de Joffre. « Comme il tenait à ce que ses mémoires ne soient publiées qu’après sa mort, il a pris la peine de signer chacune des feuilles », poursuit l’expert. Vous avez dit « précautionneux » ?
Maréchal globe-trotter
Avant cela, le tout frais maréchal est envoyé aux États-Unis en avril 1917, afin de convaincre le président Woodrow Wilson de préparer son armée à la guerre. Joffre y est accueilli en héros, et les Américains n’hésitent pas à le comparer à La Fayette ! La ville de New York va même jusqu’à lui octroyer le droit de cité, comme en atteste le remarquable diplôme entièrement calligraphié et orné de lettrines, signé du maire et estimé 300/400 € (voir photo page de gauche). Il rencontre également le commandant en chef des forces américaines, John Pershing, avec lequel il nouera une profonde amitié. Parmi les souvenirs communs aux deux militaires (300/400 €), une photo de Warren Pershing en habit de maréchal de France est particulièrement émouvante. Le costume fut offert par la maréchale Henriette Joffre au fils unique du général, qui perdit sa femme et ses trois filles dans un tragique incendie en 1915. Des médailles et autres documents jalonnent la vente, illustrant l’intense activité du maréchal pendant ce séjour d’un mois.
Après la guerre, Joffre continue ses expéditions. En 1920, il se rend en Roumanie pour remettre une médaille à Ferdinand Ier, qui le décore de l’ordre de Carol Ier, comme l’atteste un diplôme signé du roi (800/1 200 €). Il se rend aussi au Portugal, la ville de Porto lui offrant un étonnant plat d’hommage en argent, œuvre du sculpteur portugais António Maria Ribeiro, proposé à 1 200/1 500 € (voir photo ci-dessus). En décembre 1921, Joffre entame une plus longue mission en Extrême-Orient, afin de visiter les pays alliés ayant contribué à la victoire. Il arrive à Saïgon le 9, puis se rend à Phnom-Penh (Cambodge) le 13, où il rencontre le roi Sisowath. Le 22, le voici en Thaïlande, accueilli avec les honneurs par le roi Rama VI. Il arrive à Hué (Vietnam) le 3 janvier 1922, y rencontre l’empereur Kai Dinh puis se rend à Hanoï le 7. De là, il embarque pour le Japon, où il rencontre le prince impérial Hirohito le 21, qui lui remet un important sabre d’honneur (10 000/15 000 €, voir page 12). Le 19 février, il part pour la Corée avant de terminer par la Chine, en mars. De cette odyssée, Joffre rapporte de nombreux objets, dont un ensemble de dix coupes du Japon en laque noir et or à son chiffre (100/150 €) et un album des maréchaux japonais, enrichi de dessins gouachés et de poèmes (400/600 €). Au même prix, un album de photos retraçant le voyage du maréchal offre un beau témoignage de son périple. Autant de souvenirs qu’il garda à La Châtaigneraie, où il repose depuis 1931, ayant préféré la verdure de son jardin à la froideur du Panthéon.
L’élève de Renoir, l’attaché de presse de De Gaulle
La deuxième partie de la vente se consacre aux souvenirs de Jeanne Baudot, seule élève reconnue du peintre Auguste Renoir, et la marraine de son deuxième fils Jean. Amie proche de Germaine Laffillée, fille du premier mariage d’Henriette Joffre que le maréchal adopta, elle finit par résider à La Châtaigneraie. Aussi un grand nombre de ses œuvres sont-elles proposées – celles qu’elle n’a pas détruites – dans une fourchette d’estimations comprises entre 50 et 1 500 €. Proche de Julie Manet, qui l’avait introduite auprès d’artistes et écrivains tels Édouard Degas, Paul Valéry ou Claude Monet, elle fut immortalisée par son mentor dans le Portrait de Jeanne Baudot de trois quarts et de face (1896), vendu 600 000 € en 2007, à Drouot-Montaigne par la même maison Beaussant-Lefèvre & Associés. Jeanne Baudot adopta Jean Griot (1926-2011), dont Germaine Laffillée fera son légataire universel. Résistant de la première heure et chef de cabinet du général de Gaulle à Londres, rédacteur en chef du Figaro dans les années 1970-1980, Jean Griot s’installe à La Châtaigneraie en 1975 et y résidera jusqu’à son décès. Ses souvenirs – médailles et diplômes entre autres – viennent clore la première partie de la vente.
Bienvenue à La Châtaigneraie
Propriété privée, le domaine conçu par Joffre ne s’ouvre à la visite que le 11 novembre de chaque année, pour la cérémonie d’hommage au maréchal. Son mobilier prend aussi le chemin des enchères et achève cette vacation. Parmi les plus belles pièces, mentionnons un bureau à cylindre en acajou moucheté et placage d’acajou, à riche ornementation de bronze et dessus de marbre blanc (vers 1800, 2 500/3 000 €), le fauteuil de bureau en acajou et placage d’acajou, accotoirs à têtes de lion, un travail d’époque Empire attribué aux Jacob (1 200/1 800 €), ou encore une commode à face galbée en bois de rose et bois de violette, dessus de marbre beige, quant à elle d’époque Louis XV (2 000/3 000 €). Une occasion de faire sien un souvenir lié de près ou de loin au vainqueur de la Marne.