Nul n’est prophète en son pays. Après avoir connu un succès retentissant dans les immédiates décennies d’après-guerre, Jean Touret, faute de se soucier de sa propre gloire, tombe dans un relatif oubli, et son singulier mobilier avec lui. Jusqu’à ce que les enchères frémissent et que, au bout de sept ans de travail et de recherches, deux expositions voient le jour ce printemps dans des galeries parisiennes, tandis que les éditions de l’Amateur s’apprêtent à publier une monographie sur sa carrière. Une grande première ! « Il était passé sous les radars du milieu de l’art, et il manquait un livre de référence », observe l’antiquaire Victor Gastou, l’un des artisans de cette redécouverte, qui a travaillé notamment avec François Touret, l’un des sept enfants du créateur – un chiffre biblique !
L’appel de la forêt
Le singulier parcours commence en 1916 en Mayenne, dans une France rurale encore intacte. Il grandit dans une famille religieuse, un brin austère, avec la campagne et la nature toujours à portée de main. Touret prend des cours du soir de peinture auprès du directeur de l’école d’arts appliqués du Mans. Mais deux deuils vont brutalement marquer sa jeune vie. D’abord, son père décède prématurément. Quelques années plus tard, c’est la guerre. Son frère Pierre meurt en combattant à Dunkerque. Lui est fait prisonnier. Direction l’Allemagne et le travail obligatoire. Mais contre toute attente, cette période difficile loin de son pays agira comme une révélation. À la frontière avec la Tchécoslovaquie, il travaille dur comme bûcheron et découvre autour de lui des paysans rudes mais authentiques. Il fait l’apprentissage de l’austérité. Est-ce l’appel de la forêt ? Au contact direct du bois, et de ces âmes simples et belles, il éprouve une sorte d’illumination : « les hommes sont comme des arbres », dira-t-il alors. Après la Libération, il s’installe à Marolles, dans le Loir-et-Cher, avec sa femme et leur nombreuse progéniture. Un couple uni et croyant. Il se rapproche alors des artisans locaux, mû par une vocation de sculpteur. Il va ainsi créer le groupement des Artisans de Marolles, dont il deviendra le directeur artistique. « Guide artistique, il provoque un mouvement de retour aux cultures vernaculaires, conjuguant un désir de retrouver les racines, de renouer avec la civilisation traditionnelle qui achevait de disparaître sous ses yeux », résume Anne Bonny dans la préface de la monographie des éditions de l’Amateur. Il ne se contente pas de diriger, mais réalise lui-même à la gouge ou au burin des décors sur les meubles réalisés. « Il crée le nid d’abeille à la gouge, travaille le bois pour lui donner un reflet presque irisé, avec une conception presque primitive », souligne Victor Gastou. Il collabore aussi avec des artisans comme les vanniers et les forgerons pour les ferrures des meubles, et la petite communauté reprend des formes sobres, presque monacales, dont la dimension intemporelle s’impose aujourd’hui.
La main de l’homme
Il est frappant de constater qu’à la même époque, ou presque, Charlotte Perriand s’intéresse elle aussi au travail du bois, à l’artisanat et aux formes rustiques. À cela près que ses sources d’inspiration regardent jusqu’au Japon, et que son vocabulaire diffère. Jean Touret, lui, exalte une France immuable, celle de l’après-guerre, alors que l’industrialisation des Trente Glorieuses est en marche et que le pays se modernise à grands pas. La société est en train de changer. C’est dans ce moment de basculement, de transition – sorti en 1956, Et Dieu créa la femme a dû le faire frémir ! –, que le sculpteur choisit de magnifier la tradition. Il crée des décors figuratifs illustrant la vie champêtre, le quotidien d’un couple, des scènes de la Bible, les sept péchés capitaux… Plus qu’une réaction à un monde qui change, il faut sans doute y voir la nature profonde de Touret, dont on pressent qu’il aurait pu choisir la voie religieuse. En témoigne, dans un documentaire d’époque disponible sur YouTube, sa façon élaborée et inspirée de manier le verbe – presque un prêche… «Sociable, l’homme n’en est pas moins ombrageux. Les confortables modes de pensée bourgeois le hérissent, écrit Axelle Corty. Dans sa maison, Jean Touret n’a pas le téléphone, ne lit jamais les journaux, mais se plonge dans les textes des grands auteurs mystiques, comme Catherine Emmerich ou Jean de la Croix. Il reçoit volontiers tous ceux qui aiment écouter ses discours poétiques et prophétiques sur l’humanité et la création, y compris les clochards, les romanichels et les personnes en détresse psychique. Au grand dam de ses enfants, la musique, dont il redoute les détours vers la sentimentalité, n’a pas droit de cité dans sa maison, excepté le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier. » Ce qui compte avant tout est le geste auguste de la main. « Touret veut signifier qu’il a appris d’un artisan menuisier son métier de tailleur de bois, le maniement des outils, le respect du fil […] et de sa matière. Il veut aussi dire qu’il ne justifie pas ses créations par des théories intellectuelles, à l’opposé de nombre d’artistes de son temps. Enfin, il se signale proche des sculpteurs de tympans des cathédrales médiévales, humbles et anonymes, qui mettaient leur savoir-faire et leur foi au service d’une œuvre spirituelle », ajoute Axelle Corty.
Proche du futur Monseigneur Lustiger, Touret met en effet ses mains et son talent au service de sa foi et de l’Église. En 1963, il déménage aux Moutils, de l’autre côté de la Loire, et va désormais se consacrer davantage aux commandes liturgiques, dont il vivra par la suite, optant souvent pour un vocabulaire plus moderne. On ne compte pas ses collaborations avec le clergé. Son œuvre la plus saisissante ? Un Christ décloué en mélèze, bras en «V» en signe d’accueil. En 1964, il démissionnera officiellement du groupement des Artisans de Marolles. La sculpture, marquée par des commandes notamment pour le château de Chambord, se poursuivra aussi à travers ses travaux personnels. D’une part, il crée de grands prophètes verticaux, sorte de totems presque abstraits exécutés à la hache ou à la tronçonneuse, qui rappellent un Zadkine ou un Wang Keping. De l’autre, il attaque au burin de grands panneaux, entre art rupestre et Lucio Fontana. Une autre production à redécouvrir ce printemps à Paris. Mais aujourd’hui, c’est naturellement son mobilier profane qu’on retrouve sur le marché, lequel a commencé à frémir il y a quelques années seulement. En juin 2012, une importante table de salle à manger, accompagnée d’une chaise et d’un tabouret uniques, partait pour 6 757 € chez Aguttes à Drouot. En décembre 2017, un tabouret en chêne des années 1950 avait obtenu 1 300 € à Drouot chez Damien Leclere. Dans cette même vente, un autre tabouret grimpait à 1 560 €. Depuis, les prix ont nettement progressé. De nombreuses pièces sont apparues sur la scène des enchères, en particulier dans leur région de production. En décembre 2019 à Blois, chez Pousse-Cornet, une table rectangulaire en chêne sculpté en nid d’abeille avec piétement en fer forgé laqué noir obtenait 14 400 €, décuplant son estimation basse. L’année suivante, en juillet, l’Hôtel des ventes Giraudeau vendait pour 17 360 € une grande table aux pieds carrés. Chez ce même opérateur, en novembre 2021, une table en nid d’abeille, comparable à celle vendue en 2019, s’envolait jusqu’à 38 440 €. Dans cette même vacation, une enfilade en chêne clair aux portes sculptées du même motif grimpait à 29 760 €. Chez Piasa, en janvier 2021, un bureau à deux blocs de tiroirs latéraux en porte-à-faux partait pour 24 700 €. En mai de la même année, toujours chez Piasa, un banc atteignait 11 050 € et quatre chaises travaillées à la gouge et au dossier en rotin, 19 500 €. Une vraie reconnaissance pour cette production d’un haut niveau d’artisanat et de qualité !